Edito publié dans le N° 85 de Diérèse (octobre 2022)
Arcanes du poème
« Le besoin d’écrire est premier. Le contenu de l’expression vient du hasard, et n’échappe au hasard que dans l’expression. » (Henri Thomas, in « Le Tableau d’avancement », Fata Morgana, 1983
Il serait parfaitement vain, autant qu’illusoire, d’essayer de comprendre ce qui, chez l’artiste, écrivain ou poète, fonde l’origine de ce « besoin » dont parle Henri Thomas. Il est, ou il n’est pas. Et s’il est, il s’éprouve et s’impose avec plus ou moins d’insistance ou d’urgence, de fébrilité ou de violence, en avouant toujours son caractère de nécessité, comme l’est la faim ou la soif. Comme l’est le désir archaïque de fissurer ce qu’on nous appris à concevoir de la réalité du monde, pour nous défaire de ses apparences ou de ses illusions et tenter d’ouvrir dans l’être un chemin sur lequel, quand regarder ne suffit plus, il nous faut commencer à voir. Avec nos yeux de l’intérieur, qui nous construisent notre espace du dedans, pour reprendre ce titre d’Henri Michaux, nous ouvrent véritablement au monde parce qu’ils nous confrontent à ses énigmes : « Puisse l’immensité, écrit Werner Lambersy, / se tenir derrière la porte / Qu’il suffit d’ouvrir ».
L’écriture poétique est alors démarche d’existence, quête inlassable et jamais aboutie de ce qui fermente et vagit dans les commencements, mais germe aussi dans le silence d’avant la parole et les signes d’avant les mots, car ce que l’on entend alors, c’est la petite musique d’un sens qui file vers son horizon impossible. Elle est alors l’enjeu d’un élargissement imprévu de l’esprit, quelque chose qui scrute le monde et s’avance à tâtons, cherche à le déchiffrer. Non sa réalité, mais plus justement son réel que les mots, un à un, écartant devant eux les ombres, nous laissent entrevoir en son « inépuisable latence », ainsi que l’écrit Jacques Ancet.
Certes, nous le savons, « le contenu de l’expression vient du hasard », et cela correspond à ce que Reverdy qualifiait « d’état poétique » – dont la matière-lave ne prendra forme que dans le creuset du poème en se coulant dans « l’expression », au risque pour le poète de trahir le vif de son surgissement. « Quelque chose, écrit encore Jacques Ancet, qui est une intensité de langage, laquelle est une intensité de vie, indissolublement ». Et c’est bien à cela que travaille la poésie, quand elle est traduction d’un élan impérieux, chemin d’une exigence et d’une rigueur qui ne céderont rien non plus à « tout le décoratif de l’écriture, l’extra-poétique, afin d’entrer dans le corps même de son sujet » (Daniel Martinez).
Car forger le poème, c’est aller nécessairement de l’obscur vers le sens, mais en se tenant loin de la parole toute faite. Y découvrir l’inattendu dans ce que l’on n’attendait pas, qui se lève d’entre les mots, prend la parole, « Comme la paupière qui / Pour la première / Fois se lève // Devant l’image du réel » (Werner Lambersy). Et c’est sans doute là la vocation première de ce que l’on appelle « le poème » : nous ouvrir d’abord l’œil.
Mais le sens que les phrases recèlent, si riche qu’il paraisse de « leçons de ténèbres » et d’approche des choses, n’est pas explicatif, jamais totalement satisfaisant, car il ne nous sert pas à domestiquer le monde ni à nous en donner quelque maîtrise. Le sens, en fait, vient déranger un ordre qui échappe à toute raison, il vient troubler, ouvrir sans fin, sans pouvoir rien fixer. Il n’est qu’agent d’une transformation interminable. En vérité, dans un poème, le sens est l’impossible. Et Les Illuminations d’Arthur Rimbaud sont toujours là pour nous le rappeler : musique des mots et des phrases, rythmes et résonances restent, dans un poème, la première matière de l’écriture, ce par quoi tout le reste s’anime et se charge d’ouvrir les chemins imprévus par lesquels nous avancerons dans le texte. Si la musique des syllabes donne sang et vie au poème, le rythme n’est pas un mode de la représentation, mais un mode de la présence, et l’on peut se souvenir des mots de Marina Tsétaïeva : « Il y a quelque chose dans la poésie qui est plus important que le sens : la résonance ».
Répondre à l’appel du poème, c’est s’aventurer dans « la grande maison de l’âme », espace d’expérience où la parole se risque vers ce qu’elle ignore de ce que se tient devant et qui la tire toujours plus avant. Sans jamais perdre du regard toutes les manifestations du monde dont le poème, au-delà de tout sens arrêté, nous donnera toujours les dernières nouvelles.
Michel Diaz