Eveil trois fois
Pierre Dhainaut
Les Carnets du Douayeuf (2024)
Note de lecture publiée in Poésie sur Seine N° 113 (sept. 2024)
Ce court recueil, solidement construit, est divisé en trois sections de 6 huitains en vers libres, chacune d’elles commençant par les mêmes mots, qui pourraient leur servir de titre : I. A l’écart, à l’étroit ; II. Eveil, le juste éveil ; III. Ouvrir les yeux, ouvrir.
Nous pourrions mettre ces 18 poèmes en regard de ces mots de Montaigne à propos de la poésie : « Quiconque en discerne la beauté, d’une vue ferme et rassise, il ne la voit pas, non plus que la splendeur de l’éclair, elle ne pratique point notre jugement, elle le ravit et le ravage ». Et en effet, dans ce recueil, qu’est-ce que la beauté qui nous ravit et nous ravage, dans l’éveil du regard et des sens, et dans celui de la conscience, sinon un nouveau souffle qui permet au poète de dédier le nom de « neige » à la nuit inconnue, un murmure, tumulte, ruissellement, lumière, / sur les galets, ou encore un rayon / qui semble émaner d’une déchirure / des rideaux rouges ? Ou bien encore, ouvrant les yeux, sans souci des questions ni d’aucune réponse, le pouvoir de capturer, plus lent, plus / vif, ce vacillement d’astres / et pour chacun imaginer un nom ?
Ces pages, où le poète semble tout d’abord déplorer que (son) regard ait perdu le pouvoir d’élargir la perspective, où il lui faut ouvrir en ces couloirs / l’opaque dans lequel nous allons tâtonnant, s’éclairent cependant, de texte en texte, de cette tenace volonté d’aller, par-delà le poème, air libre, grand arbre, / en plein poème. Il s’agit, dans ces pages, de s’inscrire dans les pages ferventes de l’adhésion au monde, d’être tout entier en contact avec un pur Dehors que traversent courants d’énergie, fluxions et fluctuations. On y entend, basse obstinée, comme un balbutiement têtu où s’esquisse une phrase que pousse la suivante, celui d’un cœur battant qui appelle à l’aide, mais travaille pourtant à abattre un à un les murs pour rejoindre / le chœur des souffles. Balbutiement d’une parole qui se cherche, émerge du silence et s’affermit, conduite par le souffle que prolonge la main qui se dévoue et bientôt ne contient plus traces de ténèbres. Parole informulée d’abord, remerciant / ce que l’horizon lui réserve, bousculant en nous, comme instinctivement, de la pensée enfouie, et perçant lentement à travers les stratifications d’un autre règne. Quelque chose qui ne cesse pas de murmurer, dans les basses, au plus près de soi quand soi n’est plus que vide, n’est plus dedans. Ou plutôt que le dedans est dehors, eaux secrètes qui vont s’ajustant aux pierres d’un torrent souterrain, frêles eaux qui, obstinées, poursuivent leur cours. C’est cela que l’on entend, tout au long de ces pages, cela qui fait signe, sous l’immaculé de la neige, ce mot si cher à Pierre Dhainaut, vers d’autres flocons, d’autres splendeurs, / qui nous échappent, qui se confient au temps/ pour ne pas fondre.
On trouvera, dans ces poèmes de Pierre Dhainaut, la résonance de sa voix si particulière dans ce que l’on peut lire par ailleurs. Peu de mots dans ces textes, mais la frappe rythmique d’une parole qui se refuse à désarmer, effet d’une sourde énergie, comme toujours réanimée à la flamme d’un sentiment (qui) se change en certitude, d’une syllabe (qui) existe, ou seulement d’une lettre inlassable / par quoi tout va reprendre essor. C’est ici une poésie presque « dégraissée » à l’extrême, qui sait se dispenser de tout « effet » et d’inutiles métaphores, comme aiguisée au feu d’une persévérance qui entend continuer à refuser d’être vaincue. Qui parie sur une requalification du langage et du monde. Qui opère presque en sourdine, mais dont la lumière tremblée, que le poète sait jamais définitivement acquise, parfois intermittente, lutte toujours avec la porte fermée des jours. Mais chaque année la bonne au jardin d’Eden, / il n’y a jamais eu de chute. Alors exempt de toute faute, et riche des trésors d’enfance, de l’innocence de la neige d’avant notre naissance, tenir encore, debout, nous disent les mots du poète qui nous invitent à rêver d’éveils et à nous réveiller aux rêves, et à penser demain comme un sourire ou bien demain encore.
Tel est le rôle du poète Pierre Dhainaut qui, comme dans l’un de ses précédents ouvrages, Retour sur écoute :, écrit encore ici : deux points / plutôt que points de suspension / sous la pluie fine. Deux points, malgré tout ce qui poisse, et colle. Malgré l’âge, le temps, l’hiver et tous ses froids.
Michel Diaz, 20/05/2024