La troisième voix
Isabelle Lévesque – Pierre Dhainaut
L’Herbe qui tremble, 2023
Note de lecture publiée in Concerto pour marées et silence, revue, N° 17, juin 2024
Commençons par ces deux citations qui se trouvent au début de l’ouvrage. Deux voix en dialogue. Celle-ci : La neige fond, à dissocier l’armée / des graminées confondues. /// Je t’attends hors champ. Puis celle-là, qui prolonge la précédente : Les souffles sont fidèles, / ils font trembler les pierres / autant que l’herbe.
Nous savons quelle complicité poétique lie, depuis bien longtemps, ces deux poètes. Une complicité qui se prolonge dans ce livre, « écrit à quatre mains » où chacun des auteurs, écoutant le poème reçu de l’autre, a écrit un autre poème qui en appellera à son tour un nouveau. Car « il n’est pas vrai, ainsi qu’ils nous le disent dans la quatrième de couverture, que l’écriture est une activité exclusivement solitaire : lorsqu’elle est pratiquée en commun, elle affine l’attention, la relance ». Ainsi, cette conjugaison de voix ouvre-t-elle, dans l’espace de la lecture, la possibilité d’une « troisième voix », au-delà de la singularité de chacun des poètes, en rendant plus poreuses les frontières de leur identité.
Accompagné de quelques peintures de Fabrice Rebeyrolle qui traversent le livre, paysages criblées de lettres mais messages indéchiffrables, couleurs-matières puisant à la matière même des poèmes, La troisième voix est un beau recueil où la dentelle des mots d’Isabelle Lévesque et ceux de Pierre Dhainaut tissent une toile qui nous conduit au cœur du monde sensible propre à chacun d’eux, nous introduit dans les arcanes de la poésie – mieux, dans la démarche d’un livre en train de se construire, dans « les forges du faire » – avec ses imprévus, sa part d’inconnu et de hasard, nous rendant d’autant plus perceptible l’élan créatif, ce souffle qui se hisse jusqu’aux mots et se fait voix dans le poème.
Pierre Dhainaut écrit, dans sa postface à l’ouvrage, qu’ « un lecteur découvrant ce livre n’a pas à se soucier de savoir qui a écrit cette page, qui la suivante ». Et sans doute a-t-il raison quand il ajoute aussitôt « Chacun ne devient lui-même qu’en restituant à l’autre, transfigurés, les dons qu’il a reçus ». Et en effet, même sans chercher à restituer ce qui revient à l’un ou est attribuable à l’autre – puisque dans l’acte de lecture de ce livre cela n’importe plus –, l’écriture d’Isabelle Lévesque et celle de Pierre Dhainaut, tout en se répondant et s’enlaçant de page en page, se confondant même quelquefois, sont bien celles de l’une et de l’autre, avec leur souffle singulier, leur rythme leur musique propre, leurs couleurs et leurs thèmes. Nous retrouvons Isabelle Lévesque dans la fulgurance de ses images et dans la relation comme électrique de ses mots, ces expressions premières, sonnant parfois comme des sentences parlées par quelque bouche d’ombre d’où jaillit cet élan sonore qui à la fois donne naissance et fervente impulsion au reste du poème qui semble se dérouler de lui-même, comme nous reconnaissons aussi Pierre Dhainaut dans les textes qui sont de sa plume, sa voix et ses intonations, son attention aux mots, ses questionnements et ses réflexions sur le métier de poète, son regard sur les choses, et cet élan vital qui est le nerf principal de toute son écriture. Ecritures identifiables donc, pour peu que l’on soit attentif à leurs inévitables singularités, mais différences nécessaires pour que jaillisse justement cette « troisième voix », comme deux couleurs mélangées en donnent une autre, différente, ou comme deux notes de musique sont nécessaires pour produire un accord.
Et ce sont cet accord et cette autre couleur qui ajoutent au livre cette dimension de « chambre d’écho », dé résonance et de vibration dont on prend un extrême plaisir à entendre les multiples variations. On voit alors ces textes avancer sur un fil qui s’invente sans cesse, mais laissant, sur le point d’équilibre, les poèmes poursuivre en secret leur travail.
Marcher, marcher jusqu’à rendre identiques / un soir de grand vent, un matin de neige, / le chemin qui conduit sur la falaise… écrit Pierre Dhainaut.
A quoi Isabelle Lévesque répond, ou ajoute, ou complète : Suspension, la ligne de la falaise / appelle le funambule, pour marcher / nous sommes tentés d’accrocher le ciel.
« Comprendre, écrit encore Pierre Dhainaut, dans sa postface ce n’est pas se contenter de faire écho, c’est accroître. » Entrelacs et répons incessants, voix croisées et complices, à l’écoute de leurs silences. Et s’appuyer ainsi sur l’autre voix nécessite confiance, comme on a confiance dans la barre d’appui qui non seulement vous retient mais vous guide : alors, tenté(e) d’accrocher le ciel, de (se) pencher au-dessus du vide, l’une des voix s’écrie : dis-moi, dis-moi, oser / oser entendre, oser entendre une réponse.
Marcher alors, en quête de réponse, sur ces « chemins qui ne mènent pas », pour reprendre un titre de Jean-Louis Bernard. Qui ne mènent pas ?… « Ici, nous dit Pierre Dhainaut, n’est pas un mot d’avares / Ici est transparent, il s’ouvre / il dit l’autre monde en ce monde. »
Et voilà de ces mots qui redonnent confiance et élan, ouvrent chemin en terre de poésie vers un « autre monde » que les auteurs entrebâillent de page en page, mots qui tombent et se consument tout en emplissant la mémoire et ajoutant au silence pour nous aider à prendre possession de ce qui nous appartient depuis toujours. Mot qui dit l’aube avant de la rejoindre. Mots de poètes, qui nous accompagnent et nous aident à avancer vers ce peu de lumière promise à l’horizon des jours.
Michel Diaz