« Statues-menhirs » est un texte inédit encore « en travail » que m’a confié le poète Bernard Fournier. Je lui livre dans cette lettre mes impressions de lecture.
Cher Bernard,
J’ai lu, et relu, dès réception, les textes que vous m’avez envoyés et dont je vous remercie encore.
J’ai beaucoup, beaucoup aimé vos poèmes sur les pierres levées dont font partie ceux de Statues-menhirs. Leur lecture m’a plongé dans un véritable enchantement !
Ils m’ont d’autant plus touché que je partage avec vous (sans y être pourtant aucunement relié par une quelconque culture locale, comme c’est votre cas) ce même intérêt. Il y a pas mal d’années déjà je suis allé dans le sud de l’Angleterre, spécialement pour visiter Stonehenge et partir à la recherche d’autres cercles de pierres. J’ai écumé aussi pas mal le Morbihan (Carnac, bien sûr, mais Gavrinis, Locmariaquer…) pour y dénicher dolmens, menhirs et autres cairns, et mes randonnées en Lozère ont souvent eu pour but d’aller à la rencontre de ces pierres levées (ou couchées)…
J’ai beaucoup aimé déjà la forme de votre poème : cette succession de séquences brèves, composées de vers courts, qui donnent une respiration rapide (je dirais haletante presque) à l’ensemble du texte. Pas de pause là-dedans, ni d’ « enjolivements » poétiques, ni de complaisance aux émois du coeur ou de nostalgie à l’endroit de nos « vieilles pierres »; votre texte est nerveux, les images s’y bousculent, les réflexions s’y pressent. On est pris par le courant vif des mots, poussé d’un vers à l’autre, et on ne peut faire autre chose que d’aller jusqu’au bout, sur le flux tendu de votre écriture. C’est ainsi que je vous ai lu chaque fois : sollicité par une parole qui ne nous laisse pas en repos avant d’avoir épuisé tout ce qu’elle à dire, comme dans une sorte d’urgence (de l’âme), un souffle libératoire…
Aimé aussi la composition du texte, en 6 parties qui se succèdent avec une belle logique, de ce que l’on suppose des origines, du choix de la pierre, de son désenfouissement, de son érection, de ceux qui l’ont dressée, de ses fonctions, de ces lentes interventions vers des formes et visages humanisés, jusqu’à sa réception par l’enfant d’aujourd’hui, chargé d’en perpétuer autant la mémoire que le mystère et tout le poids du « sacré » qui s’y trouve contenu.
Ces pierres, vous les harcelez de questions que vous vous posez à vous-même ! Quoi, où, comment, qui , quand, pour quoi, … ? Presque pas de répit ! Ce sont presque les questions d’une enquête de police ! On s’interroge, on cherche, on veut savoir, on veut comprendre ! On se heurte à l’énigme, au silence, à la réticence muette de celui qui se tait, obstinément, qui en sait pourtant tant et tant, qui aurait pourtant tant à dire, mais ne livrera rien, si peu, se murera dans son mutisme et, j’oserai dire, « n’avouera rien » de qui l’a placé là, ni comment ni pourquoi :
« qui fut cet homme ? un vieillard, un sage, un chamane un prêtre, une sorcière un magicien, un druide une femme, une fille, une fée un paysan, un fada, un jeune * combien étaient-ils pour dégager cette pierre la déplacer large, lourde et lente avec quels outils ? quelles prières ? quelle volonté ? combien de temps leur a-t-il fallu ?… »
Mais tout en les pressant de questions, comme vous le faites, ces pierres, vous les aimez ! D’un intérêt que l’on devine passionné. Et si vous les pressez de tant de questions, c’est justement parce que vous les aimez, avez le sentiment de leur devoir tant de choses, le sentiment aussi que votre amour pour elles mériterait qu’elles vous accordent (au moins à vous seul) les réponses que vous attendez qu’elles vous délivrent.
Alors, vous leur arrachez des réponses, parcellaires, contradictoires, des bribes d’ « aveux », ce qu’elles veulent bien que l’on dise d’elles, ce que nos imparfaites connaissances et notre imaginaire nous font dire, ou croire, une vérité comme une évidence, une autre comme une croyance, mais une vérité que rien ne pourra jamais confirmer ou ne sera jamais qu’un élément du comportement supposé d’une attitude irrationnelle, religieuse, ou des mythes qui fondent notre relation au monde et au cosmos :
« l’homme dresse cette pierre contre la peur contre sa peur contre les loups et les rapaces, contre les vents et les gels contre la folie du soleil contre la faim contre la soif pour aider ses rêves »
Car devant ce silence obstiné, tout prête à conjecture. Ainsi, combien de temps et de personnes a-t-il fallu pour dégager cette pierre et la dresser ? Et vous avancez :
« des jours, des années, des siècles une nuit magique, un instant de folie * un homme un homme, deux, trois une famille une foule une tribu tout le monde est venu pour soulever la pierre, la dresser vers le ciel d’autres encore sont arrivés leurs enfants, petits-enfants à travers les brouillards des lumières à venir »
Ainsi encore, dans quelle intention vous demandez-vous, et de nous dire :
« d’autres pierres se lèvent aussi là, ailleurs, plus loin nombreuses, multiples, diverses elles forment un enclos protégeant le village, le pays des balises déjà dessinent un ciel une galaxie toutes ces pierres tracent un chemin, une allée, une avenue joignent la verticale d’un arbre à celle d’un astre soulignent les marges, orientent les monts collier de feux sombres et muets »
Toutes ces questions que vous posez sont celles qui, légitimement, devraient nous assaillir face à l’énigme que sont ces pierres levées, ces présences multimillénaires et ancestrales, gardiennes de notre mémoire et dont nous avons, nous aussi dorénavant la garde comme vous le dites si bien. Et toutes les réponses que vous proposez sont toutes aussi légitimes, car leur addition aboutit à cette « Vérité », que l’on sait toujours incomplète, multiple et inaccessible, qui est celle d’un monde et d’un temps révolu qui ne livreront jamais complètement leurs mystères, mais que la poésie continuera d’interroger pour que demeure en nous, vivant, le sentiment de notre appartenance à l’énigme du monde comme celui qui nous relie à nos confins et à nos si confuses origines.
Ces poèmes consacrés aux pierres levées sont, selon la lecture que j’en ai faite, autant de textes qui nous parlent aussi de nos heurts avec le monde, celui des siècles disparus, celui aussi de tous les jours, avec son cortège de malheurs et de peurs, de violences et de guerres, mais textes qui nous parlent encore, et surtout, de fraternité, d’efforts rassemblés, de bonheurs et de joies, ceux des gens, des membres des groupes humains, de leurs faits, des œuvres accomplies, de cet élan universel vers cet au-delà de nous-mêmes et sa faim de spirituel où gîte le sacré. Autant de chemins qui cartographient, dans votre texte, une véritable traversée de soi où il s’agit d’apprendre, comprendre et aimer tout qui entre en nous, que l’on porte moins qu’on ne s’y épaule : les hommes et leurs mots, leurs images, érigeurs de pierres et de temples, graveurs, sculpteurs et leurs signes, leurs matières; événements, rêves… Votre texte est aussi une tentative, me semble-t-il, pour coller tous ces morceaux, ramasser toutes ces miettes, nouer tous ces fils épars. Et moins échafauder un sens, proposer des réponses, que trouver une sortie, percer une issue. S’en sortir, sans sortir de cet enfer qu’est notre monde aux mains de ceux qui s’en croient les possédants et qui prétendent détenir, pour nous, autant la vérité que la raison.
Nous mettre ainsi, face à ces pierres énigmatiques, c’est nous mettre face à notre véritable dimension en nous rappelant que nous ne sommes jamais que les humbles maillons d’une chaîne dont le début se perd dans l’obscure origine de notre espèce, et la fin dans un crépuscule dont nous ne savons rien.
Peut-être ai-je fait, en vous lisant ainsi, quelque fâcheux contresens. Si c’était le cas, j’en serais désolé. En tout cas, puisque avec votre texte nous sommes en solide territoire de poésie, chaque mot que vous écrivez dit ce qu’il dit, et plus encore, et autre chose aussi, plus loin, qui nous ouvre à ces autres chemins par quoi la poésie nous devient cet espace d’infinie rêverie.
Je vous réitère les sentiments de ma vive amitié.
Michel