Cahiers des chemins qui ne mènent pas
Jean-Louis Bernard
Editions Alcyone, 2020
note de lecture publiée dans le N° 81 de Diérèse (été 2021)
Ce sont là 54 textes d’une dense prose poétique, dont quelques-uns accueillent entre leurs lignes un poème proprement dit, c’est-à-dire en vers. Le titre du recueil semble faire écho à l’ouvrage de Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part (six chemins qui s’enfoncent dans le domaine inexploré de la pensée) ; mais Jean-Louis Bernard va faire de ses chemins sans destination préalable le moyen d’arpenter en tous sens le territoire intime de sa déambulation poétique en même temps que le lieu de son questionnement de l’écriture, questionnement et réflexion qui semblent nous proposer l’essentiel de l’art poétique de l’auteur.
La traversée de l’arc du temps sera rude m’a dit le nocher. Il ne faudra faire allégeance ni aux promesses qui se tavèlent dans la turbulence des jours, ni à l’étreinte des apparences, pas davantage à la stridence des chemins de feu ou à quelques sagesses paresseuses.
Ainsi commence le recueil de Jean-Louis Bernard, ces Cahiers des chemins qui ne mènent pas. Chemins qui sont, écrit l’auteur sur la quatrième de couverture, « monture de l’errance, somme de fragments et d’éclats de temps, annihilation des frontières devenues promesses d’immensité. » Chemins de vie, de poésie, de vie en poésie, sur lesquels on avance, on s’égare, on se perd, sur lesquels on revient en arrière, pour repartir encore et avancer toujours puisque, ajoute-il plus loin, « l’égarement donne à vivre à la saignée de l’instant, en bordure permanente de l’éphémère. / Les chemins qui ne mènent pas sont les seuls qui nous laissent en proie à la stupeur originelle. »
Aussi s’engage-t-on sur ces chemins pour Partir à la recherche, et s’y risque-t-on sur le Temps des esquifs sans sillage et sans astrolabe, rameutant les vagues en dérive. Temps aussi du pas suspendu dans l’indécision de la lumière. Et, sur ces chemins de l’errance, Tant de routes vers la nuit , mais laquelle choisir ? Car on n’avance, en cette terre de poésie, qu’avec des mots friables et que peut-on faire de ces débris de voix arrêtées au milieu du poème ? Dans la démarche d’écriture de J.-L. Bernard et dans son approche du monde, le poète est, avant toute chose, un errant de l’immobile et des visions de neige dont le nom est d’oubli et d’éclat. Ce poète est en marche, comme on est en exil de soi-même, ses racines sont dans ses pas, et il est comme en fuite, sans autre toit que lui-même, sans autre maison ni raison que sa quête. Il est échappement, et tout lui échappe : le temps, les souvenirs, les certitudes, la destination des chemins et le réel du monde en ce qu’il a d’insaisissable, et les mots même qui le guident, qu’il pousse devant lui pour l’éclairer : Je n’ai pas les mots pour dire le rythme haut de la douleur… je n’ai pas les mots pour dire l’obscur de la lumière. Il est échappement d’échappées dans les mots mêmes du poème, et même l’échappée qu’il mène lui échappe, comme échappe l’échappée de lumière qui filtre entre deux nuages : Les mots fuient, s’échappent, avancent masqués et en même temps ils sont indispensables à qui ne veut pas sombrer dans le mutisme. Ne reste donc qu’à avancer dans la poussière des mots et les décombres des silences. Mots hors d’atteinte, silences indépassables. Il reste à ce poète à être l’inventeur et le chantre de ce qu’il peut sauver, même s’il sait que sitôt écrites ses paroles se retourneront vers l’errance. Ce poète-là est de l’espèce des grands évadés poétiques, ceux qui poussent la langue et la pensée hors des charnières usuelles du poème et de ses sentiers (re)battus, de l’espèce de ces fuyeurs et faiseurs de chemins errants, ceux que rebute le déjà tracé, car le sol autour d’eux est vierge à l’infini, ceux qui quittent la neige pour la blancheur du temps, ceux pour qui il n’y a de chemin que celui qui surgit sous chaque instant de leur pas, qui s’en vont le long de la nuit aveuglante, poches pleines de mots instables et indécis, ceux pour qui seul l’oubli pourrait (leur) apprendre comment être signe pour l’obscur, comment savoir le lire sur l’écorce martelée des rêves.
Chemins de poésie, mais chemins aussi de l’espace du monde, à travers bois ou en lisière de forêt, en bord de fleuve ou de falaise, lieux de l’expérience physique tout autant que mentale. Le poète est marcheur, veilleur infatigable aussi, immergé dans une nature dont il capte les couleurs et les bruits, les invisibles mouvements, ressent les vibrations, en rend la sensation : Marche flexible à travers brandes et bocages, loin des villes avaleuses d’images. On avance dans la blancheur de l’averse, seulement guidé par quelques lampes archaïques […] On croise des abeilles, des serpents aux yeux de sel, et ces minutes inquiètes où les bruits échangent des échos. La marche l’ouvre ainsi aux autres dimensions du monde et à ces territoires de l’intime où s’élabore le poème. Ainsi, écrit J.-L. Bernard : J’écoute le psaume des eaux primordiales, cadence d’un écho dans les halliers du songe. Et encore : Tu déambules dans la brume qui s’effrange, dans le tumulte du lointain. Tu as déjà traversé la blancheur du sommeil, indécis d’un territoire où, pétrie d’insaisissable, se love la douceur nue de la dépossession.
Ainsi avance-t-on, sur des chemins de feuilles, d’odeurs, de froissements, allant seul, nulle part, sans feu ni fin, foulant la terre obscure, d’un pas errant parmi les herbes délaissées et les fantômes d’arbres, dans l’improvisation de la trace et la scintillation du souvenir : Temple des chagrins perdus et des horloges taciturnes. Sous l’auvent de la nuit, gauchir le passé. Revenir dans les marges au pays de l’envers, là où bondissent les licornes de l’enfance. En vérité, notre mémoire est plus ancienne que nous-mêmes, feuilleté d’innombrables couches de temps entrelacés, et il nous faut la convoquer pour pouvoir parler de l’instant.
Quoi qu’il en soit de ces réminiscences, nostalgie incurable et douleur de l’absence, on devine qu’elles nous construisent puis nous transmuent en ruines. En effet, la lumière empruntée à la mémoire (…) nous fait entrer là où l’apparence se dissocie du sens, dans cette autre dimension du monde où songe et absence se mêlent aux réminiscences pour nous construire et aussitôt nous transformer en ruines que nous visitons avidement. Des ruines sur lesquelles on marche, comme on le fait parmi les ruines des villes dévastées, de celles divisées, mais où l’errance poétique, arpentant de sombres décombres, y trouve les ressources d’y tirer les éléments sur lesquels bâtir une esthétique de l’imaginaire : Tu avances à tâtons dans les décombres des lunes, des brumes et des remords, sollicitant un armistice auprès de poussières muettes, corps irrécusable aux gestes de lisière ruisselant en transparences noires. […] / Danse des ombres sous un soleil griffé, les filaments d’enfance brûlent. Jusqu’où remonteras-tu l’absence ?
Et il y a images dans imaginaire, évidentes et mystérieuse, mouvements invisibles, imprévisibles et migrants, mis à jour et meurtris dans leur saisissement, comme autant de miroirs qui nous brisent, de corps qui se dissolvent, non dans la brume, mais comme celle-ci se tord en boucles floues et lentes. Et il ne nous faut, pour les susciter, qu’accepter de se perdre dans son regard, comme l’on accepte de suivre son ombre qui s’avère une exploratrice plus assidue que l’être qui lui est attaché : Partir à la recherche. […] / Il suffirait peut-être de consentir à son ombre, puis de marcher sur le fil du souffle, à l’écoute du signe et de l’épreuve.
On regarde alors ces images, sans craindre qu’elles nous transforment en statues de sel ou de pierre, ni qu’elles disparaissent, nous laissant nus et seuls face à la faille du silence, à l’ombre où l’on s’avance, et démunis face au néant ; les mots nous sont bâton de marche et lanterne assez fiable, on l’espère, pour éclairer la nuit : Il me reste à en appeler à ces mots en haillons, infidèles souvent, mais toujours à l’écoute, à ces phrases orphelines égarées entre le tain et le miroir. Quand les syllabes et les gouffres se fondront pour faire écho, il sera temps de s’abandonner à ce bruissement si peu audible qu’il dévaste le silence du monde. Pour l’instant, je guette l’imminence de l’aube poignante dans la nuit qui prend feu.
C’est ainsi que se met en branle le travail du regard, que les yeux s’abandonnent et se fardent de désespoir ou de mélancolie, comme pour mieux valoriser l’essentiel du regard poétique, et simultanément arrachent l’ombre à la préhistoire de son langage en allant, pour cela, où le regard ne porte pas : Elle est là, la chambre noire de ton passage dans le temps. Insensiblement la pensée se défait, besoin d’aucune image. Ton regard songe pur, sur l’eau des solitudes un long reflet de vent, voix d’ambre et d’ombre sinuant dans la mosaïque des rafales. En appeler alors à la parole commençante, celle qui pourrait à elle seule disperser le langage appris et conjurer l’exsangue de tout verbe par l’oracle.
Ainsi peut-on faire céder l’inaccessible, ou tout du moins tâcher de le transformer en étoile guidant le chemin, en le scrutant jusqu’au plus loin, jusqu’à ce que les yeux s’en détachent et poursuivent seuls l’ascension, car vision et aveuglement sont ici les faces jumelles de ce même chemin : Respirer l’étoile du Berger pour mieux apprivoiser la nuit venante. Etre attentif aux bruits de la ténèbre , à cette voix jamais tue qui gratte le friable du monde. Je m’imagine en ces espaces sans mesure assiégés par les mots, en ces espaces scarifiés où l’harmonie syncope.
Pour cela, les images se doivent de nous faire signe avant de se faire sens, et devenues passage d’un temps suspendu, tenter d’appréhender cet intervalle irréductible entre parole et territoire comme entre vision et regard, ou mémoire et oubli, offert comme une halte à la douleur de la mélancolie et ouvert à l’accueil de la blessure originelle, seulement accessible à qui a répondu à l’appel silencieux des signes et dont les yeux tâtonnent vers leur source de lumière originelle : Entre le verbe et la ténèbre, à travers la matière obscure du visible, quelques épiphanies dérisoires. Marche d’approche sur les jonchées du désir : le chemin s’écrit parfois sur un regard. Au-dessus du désert miroitent des couches de fournaise. Très loin, sur les volcans bleus, le feu veille.
Ainsi avance le poète, sur ces chemins d’incertitude dont les étapes sont la succession d’exils qui mènent à la connaissance sans savoir, et si haute pourtant, du mystère de la poésie qui, comme l’écrit J.-L. Bernard, porte à ses lèvres l’orchidée noire et ce sourire de sel (pour) que chavire l’arpège dans le son de l’obscur. Celle qui permet aux mots du poète de retrouver par le pouvoir de sa puissante impuissance la candeur sacrilège des premiers âges. Qui lui permet aussi, quoique frissonnant de solitude, de dessiner le revers du jour et d’errer sans limites dans l’intérieur lumineux de la nuit.
Michel Diaz, 01/12/2020