Note de lecture de Jean-Louis Bernard publiée in Concerto pour marées et silence, revue, N° 17 (juin 2024)
Michel DIAZ et Léon BRALDA
AU RISQUE DE LA LUMIERE
Editions Alcyone, 72 pages, 18 Euros
C’est l’histoire d’un homme qui marche. Pas celui de Giacometti dont la silhouette grêle semble avaler l’espace devant lui et les lieux à venir. Celui-ci se tient « derrière son visage », « derrière ses pas », donc à l’affût permanent des signes. Marcher, c’est « vivre une trame de surprises et d’acquiescements », disait l’anthropologue David Le Breton. Ici prend place une communication hypersensorielle avec les forces élémentaires, une porosité au monde faite à la fois d’abandon et conscience aiguë de notre incomplétude.
Peut-être (sans doute ?) ce voyageur sans étoile est-il éclaireur de la quête duelle de Michel Diaz et Léon Bralda. Quoi qu’il en soit, les deux poètes suivent sans trêve les chemins d’ombre, « au risque de la lumière » (rêver l’obscur, c’est défaire son opposition avec la lumière), ne voulant rien laisser hors de l’écriture. Et leur dialogue ne forme pas écho (qui s’évanouit à la longue), mais résonance, cet appel qui demeure et ne dépend que de nous. Résonance qui donne à l’éternité des couleurs, non d’immuabilité, mais de pérennité du devenir.
L’homme marche donc. Il sait que tout songe est un parcours, et que le chemin pris, esquisse piétinée, ignore les frontières. L’être humain se mue alors en véritable errant. Et puisqu’il n’est pas question de se tenir à égale distance des opposés, peut-être est-il plus essentiel d’écarter ces opposés et de cheminer dans l’espace libre ainsi dégagé, dans ce qu’on pourrait appeler le vide central. Ce vide qui n’a rien à voir avec le néant, car le dialogue avec lui nous fait comprendre que toute existence ne repose sur aucune essence. Il sera donc question de jouer avec les vertiges, d’être le scribe des rencontres entre temps et solitude.
Muni de son seul dénuement en guise de calame, l’homme arpente inlassablement cette tension entre soi et le lointain qu’on appelle territoire. Les deux voix qui lui donnent chair, naturellement cousues l’une l’autre, brodent un canevas où la célébration s’entre croise avec la méditation. Et de ces voix jaillit à la fois une inquiétude et un émerveillement devant cette inquiétude. Le monde s’ouvre ainsi dans les harmoniques d’une langue précise et pure, se nourrissant de leur forme en divergence. Tout ce qui aurait pu opposer les deux poètes les réunit : rythme et présence, souffle et absence. Ce qui pourrait n’être qu’un banal dialogue se transmue ainsi peu à peu en une comète à combustion lente, dont la poétique lumineuse, mélange de fantaisie (au sens musical) onirique et d’attention infinie à l’instant, ne manque pas d’opérer chez qui s’y abandonne une légère altération de la perception. A mesure que les phrases, nettes ou ondoyantes, tombent dans notre espace mental comme des stèles, on se retrouve accroché à la résonance de cette présence-absence sans cesse réactivée, éblouissante liturgie intime. Résonance que devient le poème seulement s’il enseigne que la plénitude des êtres et des choses tient à leur précarité, aux « marques du fragile, du faillible et du fou », à « ce qui va si tôt se ternir ou se taire ».
Que cherche finalement notre voyageur en sa marche ? Peut-être tenter, sinon d’abolir, du moins de réduire la distance entre l’exil et la présence. Se mettre en état de jachère pour que nomadiser soit, à travers les égarements, une fête réconciliatrice avec soi-même. Creuser en soi tout en se déployant dans l’espace (ce que Nietzsche appelait « l’inventivité créatrice »). Peut-être, tout simplement, faire résonner le silence en sa nécessité intérieure (respirer, en somme). Roberto Juarroz parlait d’ « ouvrir quelque chose entre la parole et le silence ». Les silences, ici, déconnectent les effets de leur cause pour en restituer la saveur nue. Quant aux mots, s’ils inondent tout, tel un langage des origines, par leur pouvoir d’accueil, c’est qu’ils sont offrandes. Et ces mots qui captent une vibration du disparu, nommons-les, au hasard, traces… Hommage leur est rendu à chaque page, à ces mots non terrestres, frères du souffle, de ce qui navigue entre rien et quelques chose :
« Ces mots qui ont survécu, insurgés, aux embâcles de la mémoire ».
« Ces mots friables que rongent nos questions ».
Et l’alliage de ces mots rend chaque page à la fois d’une beauté sans urgence ni lenteur et d’un rythme hypnotique aux frontières des rituels anciens, la totale différence stylistique donnant jour à un livre qui condense l’archive et le surgissement ; la trace et le vif, l’amour des commencements et la poésie des confins. Langage transmué en un chant essentiel que métaphores et symboles rendent proches de l’indicible. Ecriture passage entre deux labyrinthes, pensée comme désir, comme recherche incessante de la stupeur originelle. On est juste sur le seuil, là où notre monde et le monde songé se filtrent réciproquement. Ce seuil n’est bien sûr ni point de fixation ni même étape, mais (à l’instar du livre lui-même) inachèvement qui se consume sous le ciel d’une errance perpétuelle, celle dont on sait qu’on peut revenir vivant (définition, peut-être, de la pensée).
Michel DIAZ et Léon BRALDA – Au risque de la lumière Éditions Alcyone 2023 (72 p ; 18 €)
Lecture de Jean-Pierre Boulic, publiée in Diérèse N° 90 (été 2024)
Il y a peu, Michel Diaz venait nous partager un cri du cœur avec le beau recueil « Quelque part la lumière pleut » chez ce même éditeur. Nous le retrouvons en compagnie de Léon Bralda afin de nous inviter à assumer « Le risque de la lumière » qui se défait de « l’ordre pesant du langage » dans un dialogue fécond et bienfaisant, incitant le lecteur à un véritable discernement.
Tout s’établit dans l’obscur d’un monde tordu qui se morfond sous « les gravatsdes jours », dont l’absurde somme chacun de n’avoir pas de temps, de manière à imposer alors à consommer, s’abreuver de jouissance ou…de violence, pour conduire de fait « à lanuit d’infinies solitudes». Il est certes de bon ton aujourd’hui de deviser sur les blessures de ce monde, mais doit-on s’en satisfaire ? Ne s’agit-il pas acontrario de l’écouter et lui parler ? Lui suggérer une voie de confiance ? « Faut-il donc sans cesse tout réinventer ? »
Si l’on peut rappeler que la poésie se veut service inutile et pourtant indispensable, la lecture « risquée » de cette nouvelle rencontre-en-poésie donne à quiconque la faculté de défricher quelque peu « la lumière exacte de son humaine destinée…».
Oui, l’homme toujours marchant – car la route s’accomplit par sa marche – et marqué par le mystère de la vie, est appelé à sa propre aventure. Quel bleu voir surgir au-dessus « des vergers et des vignes » parmi « l’air rugueux » ? Le sujet de la poésie n’est pas d’inventer. Mais tout conduit à dépasser les apparences et à porter un autre regard sur les contingences. Quelle force de détachement se pourra exulter avec le poème vers « un avenir d’étoiles » ? Pour cela, faut-il « allertoujours plus haut, toujours plus loin » ?
N’y a-t-il pas seulement à chercher « ce qui a raciné aux estives desmots » dans l’urgence de la terre-poésie, « terre d’éveil » à « l’immensité desvies… » ? Nécessairement, se feront jour l’insaisissable, l’imprévu, l’inconnu, l’impensable, l’invisible, mais la « persévérance de l’herbe » penchera du côté de la jubilation où la quête de l’humain reconnaîtra finalement le temps gratuit de la joie, la douceur du passage, la fluidité du jour pour conquérir « un espace infini ». L’espoir qui a été semé dans l’obscur va germer.
Avec l’éditorial du numéro 85 de Diérèse, Arcanes du poème, je retrouve une écriture que je connais bien, puisque c’est Michel Diaz qui écrit.
En exergue, Henri Thomas (Le besoin d’écrire est premier). L’expression, ensuite, résultant aussi du hasard, d’après l’auteur cité.
Michel Diaz ne nous invite pas à nous interroger sur la source de ce besoin d’écrire, recherche, dit-il, qui serait illusoire. Car… Il est, ou il n’est pas.
Par contre il relie la démarche d’écriture (et d’existence) au désir archaïque de fissurer ce qu’on nous a appris à concevoir de la réalité du monde. Opposant regarder (qui ne suffit plus) à voir (qui ne se fait qu’avec nos yeux de l’intérieur), il rejoint ce que Michaux nomme, rappelle-t-il, espace du dedans, ou ce lieu où Werner Lambersy voit la possibilité de l’immensité. Je comprends ce qu’il met dans cette opposition entre regarder et voir. Une exigence de profondeur, possible selon la part de soi qui s’offre à la perception visuelle, volonté de nommer pour distinguer et dire une bascule de conscience, en quelque sorte. (Et c’est vrai que voir est étymologiquement de la nature de ce que Rimbaud cherche, se faire « voyant »). Même si, pensant à la photographie (qui capte, ou qui reste un geste mental) je mets, pour ma part, dans le verbe « regarder » une force de présence qui fusionne avec ce qui est de l’ordre de la captation par ces yeux de l’intérieur. Mais ce sens n’est pas toujours dans les emplois du mot, c’est vrai.
Ce qui intéresse Michel Diaz c’est une ouverture, un élargissement permettant à l’esprit d’accueillir le hasard, et (cette fois c’est une autre écoute dont il s’agit) il évoque l’équivalent des yeux de l’intérieur, ce qui serait l’oreille intérieure, capable de laisser surgir ce qui émane du silence d’avant la parole.
Pour faire comprendre exactement la dimension qui est en jeu, là, il reprend l’expression de Reverdy, état poétique. Et cite Jacques Ancet, qui ne séparait pas intensité de langage et intensité de vie.
Forger le poème, écrit-il, c’est aller nécessairement de l’obscur vers le sens. Là je retourne en arrière dans son texte. Forger, je pense au feu. Or il a utilisé l’expression matière-lave pour qualifier la substance insaisissable de cette opération de soi créant. Je traduis : alchimie. Et une transformation alchimique échappe au sujet, refuse les normes, accepte le désordre : Le sens, en fait, vient déranger un ordre qui échappe à toute raison. Ce qui compte, comme le dit Marina Tsvetaïeva, citée, c’est la résonance. Et comme, le rappelle-t-il, c’est inscrit dans les Illuminations de Rimbaud.
Pour Michel Diaz le poème est affaire d’âme.
Mais j’ai lu aussi avec intérêt, dans le N° 86 de Diérèse, les pages de Michel Diaz sur Jean-Paul Bota. Ce qui l’interpelle dans l’écriture de ce poète c’est qu’elle le mette en face de ce surgissement énigmatique, de cet impondérable qu’est la poésie, parce qu’il ne veut pas faire poésie. Au début de sa réflexion Michel Diaz a cité Henri Michaux, qui ne trouve pas particulièrement de la poésie dans les poèmes, mais dans n’importe quel genre, soudain élargissement du monde. Et Michel Diaz est plutôt d’accord avec cette affirmation. Moi aussi, pour une raison. Qui est que trop de textes ne correspondent pas à une nécessité, et je serais tentée d’ajouter, nécessité métaphysique. Ou, autre souffle incontournable, à une évidence d’ordre presque physique. Cri ou chant des viscères. Poursuivant ma lecture je trouve dans ce texte une mention de Thelonius Monk qui rejoint ce que je viens d’écrire : une force qui le guide, qu’il exsude chaque fois qu’il se met au piano. Puis il cite Keith Jarret, pour rapprocher la création de Jean-Paul Bota du même processus d’improvisation. Peut-être que ce qui peut me déplaire (et déplaire à Michel Diaz) dans certaines œuvres, en poésie, c’est qu’elles mentent. Or la musique ne le peut pas, ni la danse, comme c’est possible avec les mots qui peuvent masquer l’absence de source authentique, de nécessité.
Note de lecture publiée in Diérèse N° 89 (hiver-printemps 2024)
L’empreinte Matala (du nom de ce petit village de pêcheurs, en Crète) est un livre à l’écriture incandescente, aux mots jetés comme des poignées d’étincelles, pour célébrer la vie, la liberté, la beauté du monde, le bonheur d’exister. Un livre en forme de carnet de voyage, mais encore et surtout long poème, tout autant narratif qu’introspectif, où la mémoire de ces temps de jeunesse insouciante, inconsciente et fervente, demeure le creuset où s’est à tout jamais formé le projet de toute une vie.
En effet, ainsi que nous le dit la quatrième de couverture, « Ce livre est l’archéologie d’une éclipse intérieure. Il y a dans le récit l’air du temps, la route, le changer la vie. Il y a dans le poème les traces laissées aux profondeurs de l’être, ce qui se révèle aujourd’hui à l’auteur comme L’empreinte Matala, et n’a cessé d’affleurer dans ses engagements de vie. »
« Il ne faut pas changer le monde, mais il faut changer la vie », cela doit à Rimbaud à qui Teo Libardo emprunte pour un temps les « semelles de vent », l’air ivre du voyage et la rage de se défaire d’une vie que l’on a programmée pour nous, de ses liens et carcans qui n’en font que la triste reproduction des pensées et des certitudes, des habitudes et croyances apprises. Mais nous pourrions aussi bien penser à la poésie de Kérouac et à ceux de la « beat generation » (que l’auteur ne semblait pas avoir lus à l’époque de son voyage initiatique), dont la philosophie de vie avait, dans les années soixante-dix, air du temps oblige, déjà largement irrigué toute une génération de jeunes gens désireux d’en finir avec ce monde ancien dont on ne pouvait en effet qu’être las.
Pourtant, ici, nous ne trouvons pas trace d’un quelconque engagement/embrigadement dans la mouvance « écolo-socio-politique » de ces années-là, mais rien qu’un amical et lointain salut aux hippies partisans de l’idéologie du « peace and love » (rappelons au passage que Bob Dylan, Cat Stevens et quelques autres ont aussi séjourné à Matala à l’époque du « Flower Power »). Fondée sur la même base contestataire d’une société obsédée par sa fièvre consumériste et pervertie par ses dérives individualistes, la démarche de vie de l’auteur se rattache, pour ce qui le concerne, à une conception dionysiaque du monde, essentiellement poétique, attachée à l’ardente célébration des éléments et du vivant, et utopiquement, à une vision édénique des origines: Tu tiens dans tes mains la naissance du monde, / en offrande la nuit, / la nudité des fluides, / le soupir des elfes, / l’invention du désir, // tu portes dans tes bras la racine des peuples, / l’inactuel, la raison, la folie, […] tu détiens dans ton feu le flux irréductible, / le rythme, le roulis, / l’origine des temps, / dans tes paumes ouvertes, / en creux – les sources vives.
Aussi, loin d’être un livre dans lequel l’auteur cultiverait la nostalgie de sa jeunesse, sa découverte émerveillée, ou plutôt la révélation d’un monde pur et comme préservé encore de toutes les atteintes qui le mettent à mal, cet ouvrage se révèle, au moment où nous écrivons ces lignes, d’une bien salubre nécessité. Il n’est pas très utile de remonter à Nietzsche et à ses propos, non prophétiques mais terriblement lucides, pour avoir la conviction que nos sociétés, en premier lieu la nôtre, ayant rompu leurs liens avec les mythes fondateurs et la nature, courent droit à leur perte. Non, pourtant, aucun retour nostalgique sur soi-même et ces jours d’euphorie , mais des pages embrasées d’une joie solaire où l’auteur ne fait qu’entretenir le feu qu’alluma sa rencontre avec les valeurs essentielles dont nous avons, pour la plupart, perdu le sens et l’usage : Le monde me parvenait intact. / Nul écran entre lui et son usage, / sa compréhension / son aimantation, / ses épreuves cycliques, / nuits infinies, / étoiles désuètes, / sa sensualité d’eau vive…
Nous sommes ici dans les parages de Thoreau, de Giono, de quelques autres aussi conscients de ce qu’il nous aurait fallu préserver, et tout à fait dans l’esprit de ce que le poète-peintre Jean-Pierre Otte ne cesse de nous dire de livre en livre et je me contenterai de n’en citer qu’un, intitulé La bonne vie, où son auteur écrit : La bonne vie, c’est le présent merveilleux d’un homme qui en a fini avec l’espérance et toutes les nostalgies. Car pour Otte, il s’agirait tout autant de s’enraciner dans l’être que de se détacher, se dépayser, et d’aller au hasard. Et qu’au contraire de la solitude que l’on subit, cloisonnée, asséchante, en peau de chagrin, voilà celle, prodigieuse et profonde, que l’on choisit en optant en compagnonnage pour sa propre présence dans la jouissance même de la vie.
Autrement dit, « la bonne vie » serait tout ce dont nous ne savons pas, hommes de notre époque ou avons oublié, c’est-à-dire trouver la bonne voie (individuellement et collectivement) pour en jouir, tout ce aussi dont nous sommes présentement privés, et on ne sait plus trop pour quelle durée. Car, écrit encore Otte, le monde est la proie des détenteurs de vérité, des dictateurs de conduite, de ceux qui tentent d’emprisonner les vérités permanentes de l’être dans un système de pensée qui n’a de cesse d’occulter notre vraie vocation sur cette terre.
Et quelle est cette vocation, que partage tout aussi bien Teo Libardo qui s’affiche ouvertement « libertaire » ? Sinon celle d’acquérir, pour chacun d’entre nous, comme le préconise Otte, la certitude d’exister à titre d’exception, travailler à ne pas être n’importe qui dans un monde où les gens sont n’importe quoi, se convaincre aussi que nous sommes des arbres ambulants, des arbres baladeurs avec leurs racines rentrées, puisant à chaque printemps leur sève dans la nuit et l’abîme ?
A la lecture de ces livres on pourrait éprouver le sentiment amer que ces auteurs nous parlent d’un monde disparu, d’un autre dont, peut-être, nous ne connaîtrons jamais l’avènement. Que peut-être, comme l’écrit Patrick Corneau, « l’hédonisme léger, insouciant, confiant dans la puissance d’enchantement du monde, ne reviendra plus, ne relève plus que de l’élégie littéraire. »
Nous en déciderons, et certains de nous travaillent à déjouer ce sombre sentiment. Que ma joie demeure, c’est l’un des titres de Giono que Teo Iibardo aurait tout aussi bien pu choisir, car la gageure démesurée, à laquelle il n’a pas renoncé, serait de retisser en profondeur nos liens avec le monde et toute la complexité de l’univers, de renaître à une autre vie en buveurs de vent, ivrognes de la fluidité, partisans inconditionnels du prodige ordinaire de vivre. C’est en cela que cet ouvrage peut s’inscrire dans une très utile modernité. Mais quoi qu’il en soit, voilà en tout cas bienvenu, avec L’empreinte Matala, un beau livre dont le propos (si on le lit bien) peut paraître on ne peut plus grave, mais tout de même bien revigorant, véritable bouffée d’écriture puissante et toujours jaillissante, en ces temps de profonde inquiétude sur les dangers qui nous menacent et de grande incertitude sur le sort de l’homme.
Note de lecture publiée in la revue Place de la Sorbonne N° 17 (juin 2024)
Cinq lieux sont successivement évoqués dans ce dernier opus de Jean-Paul Bota : Londres, Lisbonne, Nantes, Chartres, Airaines, et un sixième même, semi-imaginaire : Airaines à Chartres. Quatre villes de ports, de fleuves, de rivière… Même si discrètement évoqués, cette écriture ne saurait-elle se passer de la présence des eaux coulantes, des estuaires, de la mer ouverte sur d’autres ailleurs ?… Mais qu’importe si ces ailleurs ne nous invitent pas à pérégriner sous d’autres latitudes vers d’autres lointains exotiques, car pour cet écrivain l’ailleurs et l’imprévu de nos rencontres dans le monde sont toujours à portée de regard. Et un écrivain qui voyage (et il y en a eu beaucoup, mais souvent voyageurs d’un côté et écrivains de l’autre) n’est pas nécessairement ce que l’on appelle un écrivain-voyageur. Car l’écrivain fondamentalement nomade (dans ses parcours et ses curiosités) engage dans son œuvre tout son être intime et littéraire. Aussi le poète Jean-Paul Bota nous semble-t-il assez bien correspondre à la définition de Jacques Lacarrière qui comparait l’écrivain-voyageur à un « bernard-lhermite planétaire » et le définissait d’abord comme un « crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire se sent spontanément chez lui dans la culture des autres ».
Dans cet ouvrage, Lieux, comme dans la plupart de ses autres livres, aux titres on ne peut plus explicites, Un ailleurs quelque part, Venise, Pérégrinations, La boussole aux dires de l’éclair, Chartres et environs, la poésie de J.-P. Bota pose inlassablement la question du lieu. « C’est, ainsi que nous l’avons déjà écrit ailleurs, la question que pose tout voyage. Territoire réel de la géographie physique, arpenté, reconnu et délimité, aux repères répertoriés, ou territoire du cheminement intérieur, marqué aux angles usés de la mémoire, se reculant au loin, mais reconstitué, gravé de noms et de visages, dépôts de strates successives, souvenirs de rencontres et de lectures, de silences, de mots et d’images, reliquats d’expériences de vie où se concentre l’essentiel des traces, comme dans les roches anciennes se sont conservés, pour nous mieux raconter notre histoire, ces animaux fossilisés, témoins d’époques disparues mais qui nous habitent encore et continuent de nous interroger ».
Poursuivons par une (innocente et plaisante) provocation, faite par un profane qui ignore quasiment tout des mathématiques et de la physique : Jean-Paul Bota est un poète de l’espace-temps. En physique, l’espace-temps est, nous dit-on une représentation mathématique de l’espace et du temps comme deux notions inséparables et s’influençant l’une l’autre. En réalité, nous dit-on encore, et nous le croyons bien volontiers, ce sont deux versions (vues sous un angle différent) d’une même entité. Ce que nous savons en tout cas, c’est que cette conception de l’espace et du temps est l’un des grands bouleversements survenus au début du xxe siècle dans le domaine de la physique, mais aussi pour la philosophie. Apparue avec la relativité restreinte et sa représentation géométrique qu’est l’espace de Minkowski, son importance a été renforcée par la relativité générale dont nous ne saurions pas dire quatre honnêtes mots… Mais qu’a donc à voir Jean-Paul Bota avec les lois de la relativité générale et la théorie quantique ?… Sinon que l’horizontalité de l’espace et la verticalité du temps se trouvent sous sa plumé réunis en une même dimension…
L’espace, pour Jean-Paul Bota, ce sont ces lieux chers à l’auteur, lieux gigognes ou poupées russes, villes contenant d’autres lieux, quartiers, rues, places, maisons, commerces, brasseries, cafés, monuments, ateliers des peintres et musées qui renferment eux-mêmes l’espace des toiles qui y sont conservées et dans lesquelles s’ouvrent d’autres dimensions. Le temps, ce sont ces différentes strates, comme couches archéologiques superposées, empilements d’époques, de moments artistiques et littéraires, de noms et d’éléments de biographies, feuilleté d’innombrables veines de savoirs et de mémoire où parfois s’associe quelque soupçon d’imaginaire : « Quoi court sur moi, où mon double s’éloigne ? dans la main fermant une part d’ombre parfaite d’obombrer _______________ ou à quoi réduire davantage un hier ou Caravage, des hyènes – pourquoi. ? – rôdent dans la mémoire taillant des fentes dans le souvenir… »(Lieux, p. 59)
Cet ouvrage se présente donc d’apparence sous la forme d’un « livre de voyage » dont les notes (souvent datées) semblent jetées sur le papier dans un style pressé, on le dirait aussi fébrile, à la syntaxe bousculée, la plupart du temps disloquée, souvent exempte de ponctuation, en des phrases qui se poursuivent en toute hâte, s’interrompent, se précipitent vers les suivantes pour ressurgir parfois plus loin, passant (apparemment) du coq à l’âne en suivant les zigzags d’une hasardeuse et imprévisible déambulation, comme dans une rêverie labyrinthique, offrant des choses et des événements une vision kaléidoscopique. « Une textualité, ainsi que l’écrit Michaël Bishop, à la fois émiettée et comprimée, elliptique, funky, excentrique, pleine de petits tics et de ces plis et replis qui ne cessent d’étonner, de pousser à regarder deux fois, trois fois, textualité qu’il faut, absolument, lire, penser, apprécier poïétiquement, selon les dimensions de son site de riche et fourmillante activité, d’art » (Poézibao, mai 2023). Ainsi, cet extrait de la première partie du recueil, Londoniennes, largement consacrée à Turner, à son apprentissage de peintre et ses premières œuvres, à son premier voyage en France, à sa technique et thèmes de prédilection, bateaux mâtés, remorqueurs à vapeur, mer en furie, tempêtes, naufrages : « Tempête de neige encore, à dire la légende que Turner aurait lui-même affronté la tempête et conçu le tableau attaché tel Ulysse à l’affront des sirènes solidement au mât d’un bateau par des marins comme il l’a plus tard raconté cela que révèle l’anecdote au-delà du mythe ou vérité ayant affronté lui-même une réelle tempête en mer sa propre expérience qu’il veut nous transmettre à redire encore avec H L’Incendie du parlement, réveillé par l’incendie Turner et le bateau qu’il loue pour être au cœur de l’événement, toute la nuit à peindre ou la dizaine d’aquarelles… »(Lieux, p. 24) Première partie consacrée aussi à la peinture de Constable, ses ciels, ses nuages, ses orages, avec échos de la Révolution française, des guerres napoléoniennes, de la bataille navale de Trafalgar, pages où sont, entre autres, convoqués l’Amiral Nelson, Hogarth, Le Lorrain, les maîtres hollandais, Rembrandt, Ruisdael, Chardin, Monet, Big Ben, Philippe Cognée, Van Eyck, Van Gogh, Véronèse, Michel-Ange, Vinci, Caravage, Rodin, Degas, Picasso, mais aussi Vallès, Proust, Freud…
Pourtant, en dépit de ces lieux multiples, de ce dense faisceau de correspondances historiques, visuelles, esthétiques, anecdotiques, littéraires, de ces nombreuses digressions qui provoquent un presque vertigineux télescopage avec la musique, les écrivains, les poètes, et autres peintres, ceci rejoint toujours finalement cela, se reprend, se poursuit, s’épuise, et tout s’y tient au bout du compte, et pierre à pierre s’y rassemble, fait sens. Et que l’on vienne à retirer à ce qui appartient au temps ce qui relève de l’espace, ou qu’inversement on omette dans ces espaces ce qui se réfère à la vie et l’histoire, petite ou grande, et alors on n’aurait de ces pages rien qu’un éblouissant exercice d’érudition ou quelque savant guide touristique sans chaleur et sans âme. Temps et espace ici, indissociablement, sont une seule et unique matière d’une écriture (cf plus haut : « représentation et du temps comme deux notions inséparables et s’influençant l’une l’autre ») qui va son souffle et bat son rythme, cœur et sang inlassables, pulsations et emballements, repos, syncopes et relances. Jean-Paul Bota est un poète de l’espace-temps, mais encore un poète coureur de fond, de ceux pour qui cœur et jambes, esprit et muscles solidaires et confondus, font du temps et de l’espace la même raison d’avancer sans laquelle tout vrai sens de l’effort s’abolit, et n’est plus, s’il s’agit d’un auteur, qu’exercice de style ou entreprise littéraire seulement circonscrite à quelque projet esthétique.
Le titre de la deuxième partie, consacrée à Lisbonne, A l’ombre des corbeaux, trouve sa justification plus loin : « comme je songe Saint Vincent ses reliques depuis l’Algarve le Cap portant son nom et cela jusqu’à Sé la cathédrale deux corbeaux qui l’escortent, corbeaux de mer en fait, cormorans, ils n’existent pas j’entends dans la ville blanche, devenus corbeaux plus courants à Lisbonne… (Lieux, p. 84) ». Réflexion qui invite aussitôt l’auteur à évoquer « Ulysse que l’on dit fondateur de la ville depuis les Romains, lui sa très commune représentation, dessus la barque voguant en compagnie de deux oiseaux, et Saint Vincent parlant 1173 l’arrivée miraculeuse… martyr sur sa barque escortée de deux corbeaux blason de Lisbonne…(Lieux. pp. 84-85) »
Références historiques, soigneusement sourcées, méticuleusement réunies, et légende de l’un et légende de l’autre, comme d’autres récits présentés incertains ou fictifs, tout cela constitue la trame de cette écriture, ses différentes couches de savoir qui entretiennent la matière vive de la mémoire. Et Lisbonne, cette ville historiquement ouverte vers le plus large de l’ailleurs, l’océan et les Indes, est matière à convoquer d’autres références, à commencer par « celui-là dont le premier parle Ctésias, un animal sauvage semblable au cheval, portant sur le front une corne et qui court si vite que nul autre animal ne peut le rattraper, celui-là encore que Pline l’Ancien décrira comme La Bête la plus sauvage de l’Inde (…) le monocéros ou (…) unicorne… (Lieux, p. 71) ». Et ce rhinocéros débarqué à Lisbonne, en mai 1515, date de la première victoire d’un jeune roi français à Marignan, animal rejoignant au Palais da Ribeira la ménagerie de cet autre roi, Manuel I° d’Aviz. Et cet autre rhinocéros que François Ier, profitant de son passage au large des côtes de Marseille vint admirer sur l’îlot d’If, symbole sans doute de chevalerie, ce Panzernashorn représenté par Dürer dans une célèbre gravure sur bois, image qui ne fut corrigée qu’au milieu du XVIIIe S, quand un autre de ces mammifères fut débarqué à Rotterdam le 22 juillet 1741… Mais ces Tableaux lisbonnais appellent, sous la plume de Jean-Paul Bota, bien d’autres références, comme Satie, Valadon, et incontournablement Pessoa, ses pseudonymes et ses hétéronymes, son ancienne maison, ses statues de lui dans la ville, avec nœud papillon, sa seule liaison avec Ophélia Queiroz, sa rupture avec elle, les lettres conservées, et la chapelle éponyme de l’Eglise Saint-Roch qui accueille la statue du saint en bois polychrome, la peinture représentant le même par Gaspar Dias, Apparition de l’Ange à Saint Roch, avec le chien protecteur et le pain qu’il vola à son maître pour nourrir le saint homme.
Dans la troisième partie du recueil, consacrée à Nantes et ses environs, intitulée Du vent dans les grues, Jean-Paul Bota invite encore une copieuse série d’artistes et d’auteurs. Ce seront Stendhal, Vallès, Gracq, Sacré, Vaché, Josse, J. Verne, Julienne David, Baudelaire, Breton, Prévert, Paul-Louis Rossi, Rego, Laurencin, Picasso, Degas, Correia, Cravan, Gonzalez, Duncan, Flavin… Pas de rhinocéros ici, mais un autre pachyderme, le fameux éléphant des Machines de l’île, construites par la Compagnie Royal de Luxe, cathédrale d’acier et de bois (tulipier de Virginie, une allusion à J. V. et La Machine à vapeur) capable de transporter jusqu’à 50 personnes. Au demeurant, cette section commence par l’évocation d’autres monstres d’acier qui veillent sur le port : « Les grues Titan, ainsi de leur nom en référence à leur puissance de levage, l’une jaune, la plus ancienne, aux allures de fusée et l’autre, grise à la pointe ouest de l’île Gloriette, depuis 66 surplombant le bassin d’évitage au lieu où faisaient demi-tour les navires, on dirait une sauterelle (encore que surnommée « pince à sucre »)… (Lieux, p. 91) ».
Usant toujours de même de l’espace-temps, évoqués le château des ducs de Bretagne, les fantômes de J. Verne, l’hospitalisation à Nantes, en 1915, de J. Vaché blessé au mollet, en Champagne, par l’explosion d’un sac de grenades, de la biscuiterie Lefèvre-Utile, et parlant des rues aux noms de corsaires, du quai de la Fosse, du monument à Jacques Cassard, de la place Graslin du nom du financier qui fit fortune dans le café, de ce que l’on devine de l’ancienne opulence de la cité, subsistant dans les belles maisons de maîtres et les hôtels particuliers, peut-être dans La Cigale brasserie le style Art nouveau quoi de la fable partout, sur fond de stuc, or des mosaïques et profond des miroirs, aux cinq salles & petit salon, représenté l’insecte avec sa mandoline sa jupe elle d’Émile Libaudière et café Molière là…(Lieux, p. 97), Jean-Paul Bota peint pourtant en arrière-fond cette époque de la fin du XVII° S. et du XVIII° S. où Nantes connaît un important essor économique grâce à la traite négrière, base de la fortune des armateurs locaux, et devient le premier port négrier français – même si le commerce triangulaire ne représente alors qu’une fraction du commerce maritime en général et que les sociétés d’armement maritime s’intéressent encore à cette époque à la pêche morutière et à l’armement corsaire. Cela, comme l’écrivait encore M. Bishop dans le même article, « procédant toujours d’une alerte mémoire puisant profond dans un vif sentiment d’une interpertinence culturelle et d’un entretissement historique qui baignent les eaux d’un certain hic et nunc où s’aventurent les pas du flâneur comme de tous ceux qui ne savent pas peut-être quelle richesse les entoure et dont, effectivement, ils font partie » (Poézibao, mai 2023).
Les dernières sections de l’ouvrage, Chartres, Airaines et Airaines à Chartres (pure fantaisie géographique ?… non), sont essentiellement marquées par une rupture de ton, et l’on pourrait presque les rassembler sous le titre de Chemin de mémoire, pour reprendre les mots qui reviennent à plusieurs reprises dans ces pages. En effet, rares sont les textes où Jean-Paul Bota, la plupart du temps si discrètement en retrait, se laisse aller à exprimer aussi explicitement quelque sentiment personnel, sinon ici et là par le moyen de signes typographiques ou d’une exclamation récurrente, Aah. Ces dernières pages ne sont plus de quelqu’un qui découvre des lieux ou en approfondit la connaissance, les fouille, les explore, les interroge, cherchant à en extraire toute la richesse possible, mais de quelqu’un qui, revenant dans des lieux familiers, et où sans doute il a vécu, sur les traces de son passé, en revisite la géographie, et mettons bout à bout ces quelques fragments de phrases relevés dans les premières pages, non exhaustivement, parmi bien d’autres dans la suite : « Revenant là Chemin de mémoire […] Où je devine le parc dans mon dos un chemin d’autrefois vers la gare […] halte au café pour 1 bock etc. où je reviens […] le bruit décroissant d’une motocyclette, là comme à l’enfance […] et toujours la maison aux volets verts 1 souvenir d’hier, etc. […] la maison abandonnée comme je reviens là aux marronniers […] et plus loin que reste-t-il où je venais au pré touchant la rivière […] l’ancienne gare voies désaffectées […] le silo que tapisse le lierre vert & rouille […] Le jardin désert et la maison… (Lieux, pp. 127-138) ».
Retour donc sur ses pas de quelqu’un qui constate qu’apparemment rien n’a changé mais que rien pourtant n’est pareil, y retrouvant tous ses repères mais ne s’y reconnaissant plus : « Le muret où je m’asseyais face au pub livrée verte des façades à la place Drouaise le musée de l’école et ces roses trémières là leur blanc pâle le parfum des tilleuls Chemin de mémoire à l’instant où j’allais la rue Muret l’enseigne rouge du boucher qui n’est plus depuis combien de temps la vitrine au blanc d’Espagne à vendre et le salon de coiffure les lettres encore qu’on devine et l’épicerie où était-ce où je venais et le jaune là-bas du fleuriste… (Lieux, p. 129) ».
Ces quelques pages sont parcourues d’une profonde nostalgie, pas loin d’un lyrisme élégiaque où notre cœur se serre, et nous nous souvenons de ces vers de Verlaine : « Ayant poussé la porte étroite qui chancelle, / Je me suis promené dans le petit jardin… (Poèmes saturniens) ». Dans cette dimension de l’espace-temps dont nous avons parlé plus haut, le temps a repris le dessus pour redevenir cet agent de dégradation et de destruction où, en dépit de la mémoire qui se refuse à voir, tout change cependant, s’abîme, s’efface et se perd, promis à une inéluctable disparition. Les nombreuses strates temporelles qui jusque-là permettaient l’entretien et le jaillissement d’une mémoire vive, semblent devenues dans ces pages autant de couches de peau morte qui nous renvoient à notre finitude. Ô vanité des vanités !
Rien pour autant, dans ces dernières pages, qui puisse nous assombrir puisque toujours « s’ébrouent les feuillages aux vents des après-midi », qu’ « un oiseau distrait le silence de proche en proche frémissent les orties au ruban de l’eau », que « se pose sur câble un pigeon ramier » et que « des vaches là-bas paissent en hauteur à surplomber des cheminées roses & l’ocre des façades… (Lieux, pp. 128-135) »… Subsiste malgré tout quelque pérennité dans la disparition progressive des choses…
Il faut nous engager dans la lecture de ce livre comme on s’engage dans une aventure. Faire confiance. Se fier à… Sans trop savoir où l’on va (comme s’égare Ulysse) mais sûr que s’éloigner de quelques pas de ces rives, on le veut. L’obscurité n’est pas celle qui règne là devant nous mais bien celle des brumes qui bouchent à l’arrière des chemins du retour vers les niches. On lit. Fort de ce savoir que l’auteur nous distille de page en page, selon lequel « le poème est toujours marié à quelqu’un » selon les mots de René Char. Sera-ce celui-ci, un autre ?… Peu importe. Il nous faut entrer dans ce livre comme on s’avance non vers un rendez-vous mais une rencontre possible, un coup de vent. Car un poème, c’est un événement dans le tissu du langage, et Jean-Paul Bota en sait quelque chose. Ses livres sont un pur jeu d’intensités. Des mouvements de forces sont là, toujours au travail. Soulèvements, ruptures, éboulements, plissements de matière, nouveaux surgissements… A ce titre, cet auteur est moins à comprendre qu’il ne nous comprend, nous éclaire et nous guide, nous serre dans ce qu’il nous donne qui nous nourrit. Il nous faut nous engager dans ces mises à nu de nous-mêmes (comme décapage de notre « culture ») qui pensions peut-être savoir, mais savions peu, ou mal. Le monde s’il n’en ressort pas plus compréhensible risque de gagner en saveur… alors le vrai savoir n’est pas loin.