ICI, Pierre Dhainaut, éditions Arfuyen, 2021
Note de lecture publiée dans le numéro 15 de Concerto pour marées et silence, revue, 2022.
Ici. Et « maintenant », serions-nous tentés d’ajouter, comme l’on comble un blanc de la parole. Ici, le lieu où l’on se trouve et d’où l’on parle, celui aussi où le poème se fait souffle et voix. Et le moment où il s’écrit, dans la coïncidence entre l’espace vierge de la page et la poussée des mots qui conduisent le geste d’écrire.
Ici, ce territoire où prend naissance le poème, mais aussi bien celui (le poète en sait quelque chose) de la présence au monde d’où l’on peut, à chaque moment disparaître, où l’on peut à jamais se taire et à tout jamais s’absenter. Et cet espace étroit où le présent s’abîme, fil insaisissable du temps, terrain toujours plus meuble, cet instant d’équilibre fragile où la vie s’abolit dans la vie et dans l’impitoyable succession de ses infimes morts. L’expérience de l’hôpital et de la maladie ne peuvent que rendre le poète plus sensible encore au sentiment de notre finitude : « Parole », « parole », au fond des corridors / le mot se tarira et avec lui / nous ignorons quoi, nous nous croyons seuls / quand nous n’avons peur que pour nous.
Lieux du sursis de l’existence et de l’ultime responsabilité de la parole. Lieux de la peine et de l’angoisse que ces couloirs interminables, ces portes innombrables que d’autres seuls peuvent ouvrir, cette organisation labyrinthique d’un espace dont nous échappent les fonctions, et dont nous pensons d’abord ne jamais plus sortir : Tu n’en sortiras pas, n’essaie pas de fuir, / ta place est ici. Tu n’as rien vu encore, / tu n’as fait que passer trop vite. Regarde, / affranchis le regard, ces portes sont innombrables, d’ascenseurs et de salles…
Aussi pouvons-nous lire encore le sous-titre, « Urgences », celui du premier groupe des poèmes de ce recueil (expérience d’un lieu où l’intervention médicale immédiate décidera de la vie même du patient), sous la forme du singulier qui traduirait l’urgence et la nécessité à se tenir « ici », face à l’instant qui vient, / qui se dérobe à chaque instant, face à ce monde enfin qu’il faut nommer d’ici.
Cette attitude, face au lieu et au temps résume à elle seule toute l’entreprise poétique de Pierre Dhainaut, faite de courage, d’humilité, de volonté de résister, en dépit des épreuves et du silence qui toujours le guette. Affronter la réalité, aussi éprouvante fût-elle, ne pas la fuir ; ni en se dérobant aux examens de la lucidité, ni en se réfugiant dans l’illusion des mots et aux pièges de leurs chimères, cette écriture que nous trahissons en usant de ces procédés qui l’éludent, de ces effets qui ne servent qu’à nous rassurer. Mais faire face à la réalité, et au plus près de ce que nous en percevons, au plus vif et au plus frémissant, comme haleine / reprenant haleine / sur les vitres / qui ont moins froid, et pareil pour la bouche, muette, quels souffles / en extraire afin qu’ils deviennent / vocables, appels de phrases ?
Etre là, malgré tout, car la conscience aiguë de vivre et celle du réel que donne l’écriture portent en elles-mêmes les formes du salut ; S’ils tiennent / debout, ces murs / c’est grâce / aux herbes folles. Puisque aussi bien, écrit Pierre Dhainaut, c’est la parole / qui offre à la neige / la lumière / d’un jour de plus. Puisque encore, ajoute-il, le moindre témoignage écrit arraché au désespoir nie le désespoir. Ne fût-ce qu’un instant : cet instant est souverain.
En cela, l’entreprise poétique de l’auteur se superpose et se confond avec son entreprise de vie : Aller, empêcher le désir de s’atténuer, l’attiser, réinventer l’origine sans trêve, l’écriture et la vie le réclament. Mais la leçon centrale de ce livre, écrit Marc Wetzel « est plutôt celle-ci : les mots, eux, n’ont pas d’ici ni d’ailleurs. Ils vivent là où (et quand) leur sens « respire » (p. 46). Ils ont leurs habitudes dans un cerveau qui aura beaucoup et longtemps œuvré. D’eux-mêmes, « ils écartent nos lèvres » (p. 19). Le poète a suffisamment bien éduqué les mots pour que leur maturité se passe de la tutelle de son métier. » * C’est à ce prix, mais fruit d’un long apprentissage de son art, que le poète est encore capable de s’étonner ; Etre capable de s’étonner et, sans comprendre pourquoi, de l’admettre, telle est la vertu principale de ceux qui écrivent des poèmes. Et il ajoute, un peu plus loin ; Ecrire déséduque, écrire délivre, quand seul nous attire l’inconnu. […] les poèmes nous font entendre les mots comme si nous les découvrions et à la fois nous en saisissons la nécessité, nous n’en gouvernons pas la suite.
En effet, chez Pierre Dhainaut, comme chez tout authentique poète, ainsi que je l’écrivais à propos de Gille Lades, il n’est qu’un chemin, celui du mot germé dans la fournaise du poème. Un germe étrange qui le sauve. Car sa poésie est expérience où la parole se risque vers ce qu’elle ignore de ce qui se tient devant et qui la tire toujours plus avant. Elle est, pour ce qui le concerne, une mise en rapport avec l’inconnu, avec ce qui disparaît dans son apparaître, avec l’instant quand il est ce qui coupe. Instant qui est également ce qui, comme l’aube est déchirure qui renouvelle, prise et déprise. Instant de grâce qui cherche à s’emparer du vif, dont il faut conserver la trace de l’imprévisible surgissement, puisqu’il s’agit d’abord de défricher un peu d’espace et de temps pour qu’y lève le chant : Sonorités / qui se fécondent / que si l’on tient compte / des intervalles. Que lève D’une lettre à l’autre / ce battement d’ailes / comme un tracé / d’électrocardiogramme. Qu’il faut aussi Ouvrir / les poings, la porte / l’espace / ouvrir la nuit.
Pour Pierre Dhainaut, et ce recueil, une fois encore nous le démontre, le travail d’écriture est travail d’une force qui vient d’ailleurs, d’avant le poème et que le poème ne parviendra pas à limiter. Cette force, attentive à la beauté du monde et à la présence des êtres, est ce qui le sauve des lieux que nous qualifiions plus haut de lieux de peine et d’angoisse. Nous sauve aussi, qui le lisons. Parce que la musique que nous offre la voix du poète n’est pas différente du bruissement des vents sous une porte ou parmi les roseaux, du roulement des lames, les cris de détresse en font partie, et les confidences de l’amour au creux d’une épaule. Voix qui n’est destinée qu’à poser sur nos lèvres un souffle s’irriguant de lui-même.
Un souffle qui nous ouvre les portes de l’énigmatique réalité en ne prenant appui que sur les simples mots qui cherchent à la désigner, murmure, alouette, anémone, aulnes, peupliers, platanes, car « ce qui est écrit, nous dit Isabelle Lévesque, déborde de ce qui est dit : le poème détient ce pouvoir dont il n’abuse pas. La leçon n’est pas attendue, elle touche la surprise du regard qui s’attarde autrement sur un nom » **.
Aussi n’attendons pas de Pierre Dhainaut qu’il nous délivre, dans ses poèmes, quelque secret qu’il sait ne pas pouvoir être dévoilé puisque, écrit-il, Si tu as la clé, tu n’ouvriras rien. Ses interrogations, anxieuses quelquefois, ne sont là que pour maintenir nos regards sous ce pouvoir d’étonnement que seuls les mots de la poésie peuvent maintenir en éveil. Et c’est pourquoi il nous prévient : N’attendons de réponse qu’après avoir oublié la question. Car la réponse du poème est absence de toute réponse, et vaine la recherche de quelque « inconnu » que les mots pourraient débusquer. L’inconnu, nous dit le poète, ne se trouve pas loin d’ici, hors d’ici, il n’a aucun besoin de mots qui ne figurent pas dans les répertoires. Il lui suffit, écrit-il encore, que vibre le nom « branche », je l’écoute, je vois une branche, bientôt je verrai un visage.
Michel Diaz, 28/06/2021
* Marc Wetzel, Poezibao, 15 mars 2012
** Isabelle Lévesque, Terres de femmes, n° 198, mai 2021