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Lignes de crête – Marie-Claude San juan

Cette recension était prévue, j’apprécie de la relier à mon parcours de
la revue Saraswati, où Michel Diaz est présent (note précédente).
En exergue au préambule, l’auteur a choisi de citer Thérèse d’Avila et
Kant, pensées qui traduisent notre faim intérieure, et dans le corps du
texte des lignes d’Alain Freixe (extraites de Comme des pas qui
s’éloignent).


Que dit ce préambule, qu’annonce-t-il ? Un questionnement, une
recherche comme en apnée, où l’attention à « la solitude saturée de
présence », que révèle la marche, est celle de « l’écoute du monde
invisible où s’enracinent nos pensées les plus archaïques et dont nous
recherchons toujours la clé ».
On retrouve, relisant ces pages, ce même désir de déchiffrement de
l’entre-deux que révèlent les poèmes en prose des saisons : « ce
cheminement sur la ligne de partage des eaux » (…) « vers des pierriers
d’incertitude au pied desquels peuvent s’ouvrir des trouées de clarté
comme des chaos de ténèbres ». La démarche est éclairée aussi par la
brève postface où l’auteur dit le rôle de la marche dans l’émergence
des textes, et celui des « alchimies imprévisibles de la songerie ».
Le livre est divisé en quatre méditations, offertes à Walter Benjamin,
Friedrich Hölderlin, Claude Cahun, et Alejandra Pizarnik. On comprend
pourquoi le préambule parle du risque de bascule dans « des chaos de
ténèbres », et pourquoi la postface mentionne la « douleur inexprimée ».
Terrible marche que celle de Walter Benjamin, ce chemin sans retour
(titre du texte), poursuivi par la police allemande, menacé, sans espoir,
qui finit par se suicider le 26 septembre 1940, ne voyant aucune
issue.
« s’enfoncer dans sa propre blessure
inverser le regard le tourner
plus profond que soi »


De même, c’est toucher la douleur qu’aborder les années d’Hölderlin
proches de la folie, lui qui traça l’injonction superbe qui donne le titre
de cette partie, Il faut habiter poétiquement le monde. S’il frôle la nuit
de la conscience c’est peut-être pour avoir le courage, en poète,
d’interroger le mystère des ténèbres humaines et de tenter les mots
qui diront, « seul en sa solitude d’homme et en ses déchirures ».
Pour aborder…
« un silence qui vient chercher dans le remuement de la langue
ce qui livre et délivre
et que la parole ne savait pas
mais qui se disant la dépasse »
Compréhension intime qui fait que Michel Diaz tutoie Hölderlin en ami,
en poète sachant ce que l’écriture qui exige rejoint aussi d’ombres
douloureuses en soi.
‘tu questionnes ce nœud d’angoisse
où le sort t’a jeté’
Et pourtant, que ce soit pour Walter Benjamin ou Friedrich Hölderlin,
derrière le désespoir la présence de ce qui permet quand même
d’entrevoir un autre espace.
Malgré la mort qui attend Benjamin, on le sait, le dernier texte est titré
« comme on ouvre un chemin », et il évoque « une lumière pacifiée »,
peut-être pas seulement l’illusion d’un espoir avant la mort qui sera le
dernier choix, mais la présence de ce qui « libère l’homme de son
ombre ».
Et, pour Hölderlin…
« derrière les yeux
ce qui importe est sans visage
et sans regard »
(…)
 » – à la fin
une fleur inouïe et pure
s’échappe à la pointe de l’être »
Dans le dernier texte dédié à Hölderlin, mélancholia, c’est Hölderlin qui
parle : « je suis né dans le corps d’un ange ». Mais ange incarné, et
privé, amputé, de ses ailes : « Moi, je boite des omoplates ». Comme
l’albatros de Baudelaire, dont les ailes traînent sur le pont, et qu’un
marin « mime, en boitant ». Ailes qui symbolisent l’accès au « monde
invisible » évoqué par le préambule. « Je » du poète, si fort qu’il est aussi celui de l’auteur du recueil, mais aussi « Je » de tout poète qui serait
digne de l’exigence d’’Hölderlin.


Douleur aussi chez Claude Cahun, dans sa soif de liberté. La folie, elle
l’a croisée pendant l’enfance, dans celle de sa mère. Mais c’est la
guerre qui l’a affaiblie et qui la fera mourir relativement jeune.
L’injustice nommée dans le premier texte c’est l’oubli de l’artiste et
poète, retrouvée récemment. L’auteur répare l’oubli…
« Il faudra bien un jour, dis-tu » (…)
« que se lèvent ces mots qu’a semés ta parole. »


Et, bien sûr, douleur, pour Alejandra Pizarnik, on le sait, suicidée à 36
ans, à sa troisième tentative. Qui peut savoir la source de son
désespoir ? Elle est née en Argentine, mais sa famille était venue
d’Europe et parlait encore le yiddish (pour elle il y eut surtout l’amour
de l’espagnol de l’écriture, cependant). N’est-ce pas pourtant une clé
pour comprendre la souffrance de celle qui parle, dans sa
correspondance, de ses « vieilles peurs et terreurs », et écrit, dans un
poème « Je m’habille de cendres ». Une mémoire trans-générationnelle,
la trace de l’exil familial, il y a de quoi nourrir un refus du monde réel.
Et de quoi renvoyer en soi à « une zone épouvantable, où il n’y a que
peur, peur, peur encore » (Journal). Cercle des peurs nées de l’Histoire,
le premier texte dédié à Benjamin rejoint peut-être celui qu’habite
Pizarnik.
La dernière innocence, titre du texte dédié, et titre d’un de ses
recueils, fragment emprunté à Rimbaud, Mauvais sang, d’Une saison
en enfer.
Mais Rimbaud poursuit… « La dernière innocence et la dernière timidité.
C’est dit. Ne pas porter au monde mes dégoûts et mes trahisons. »
C’est donc tout cela qu’Alejandra Pizarnik dit, avec ce titre, et que
reprend Michel Diaz pour elle. Lui parlant il dit « tu », mais il dit aussi
« nous ».
« c’est l’haleine de l’aube
délivrée de son dernier poids
venue d’une douleur ancienne
et des mots qui nous rêvent »
Son écriture, ou une force mystérieuse en elle, malgré tout.
« ce n’est rien qu’une force dressée contre toutes les nuits à venir »
Mais si, en soi, elle, « nous »…
« il est temps de nous souvenir
qu’en nous veille une inexorable lumière »…
alors il y a toujours la menace de la mort, parce que le ciel est « trace
d’une plaie muette »
et les « nuits glaciales » sont
« des nuits chargées de solitude ».
Le dernier texte du recueil, présence au monde, est toujours pour
Alejandra Pizarnik, elle dont il lui dit que « La mort est une grande malle
en sommeil dans la chambre de ton poème ». Mais, de ces mots
« sidérés » et « sidérant le regard de celui qui les lit », Michel Diaz
demande s’ils peuvent « nous consoler ». « Et de quoi ? »


Paradoxe, que les mots des chagrins et peurs, des solitudes, puissent
être consolateurs ? Ou justement est-ce parce que nous retrouvons en
nous les mêmes interrogations et qu’on reçoit un baume en lisant qui a
affronté ses ombres (comme le fit Rimbaud dans Une saison en enfer,
que lut Alejandra Pizarnik).
Consolés ? De quoi ? Il répond.
« Peut-être de devoir, face au miroir énigmatique, interroger toujours,
sans détourner les yeux, la face sombre du destin. »
et, ajoute-t-il, « de n’avoir pas su assez retenir’ cet intangible espace où
s’inscrit ‘la présence du monde et la mémoire de tout ce qui fut ».
Ce dernier texte répond aussi aux autres parties du recueil, il peut être
lu comme une conclusion du tout. Consolateurs, aussi, les mots de (et
sur) Walter Benjamin, Friedrich Hölderlin et Claude Cahun, comme
ceux d’Alejandra Pizarnik. Des ombres, des mots pour les dire. Car ce
sont aussi « les mots du jeu du vivre et du mourir ». Ce que la poésie
peut, et ce qu’elle doit (aider à « habiter poétiquement le monde ») ce
n’est pas mettre du rêve mensonger et de la joliesse sur la réalité,
c’est « sans détourner les yeux » écrire la vie, la mort, le destin, le
monde tel qu’il est, les douleurs telles qu’elle sont. Même si c’est « en
lettres de sable et de vent », comme le fait le monde lui-même, laideur
et beauté, ombre et lumière.
Car, je relis encore ceci… »il est temps de nous souvenir
qu’en nous veille une inexorable lumière »


Au début de la note précédente, voir aussi ma lecture des poèmes en
prose de Michel Diaz (les saisons, Saraswati 16), premières pages de la
revue.
J’ai remarqué, dans les coups de cœur de Silvaine Arabo (cette revue
Saraswati 16), une recension qui m’intrigue, car elle rejoint un sujet
sur lequel j’ai travaillé, pour rendre compte d’un livre de Gabriel
Audisio, sur le personnage d’Ulysse (note qui suit). Et que Michel Diaz
ait lui aussi consacré un livre à ce mythique méditerranéen m’intéresse
particulièrement (je perçois là une porte supplémentaire, essentielle,
pour entrer dans sa poésie). Donc, dans Le verger abandonné (éds.
Musimot), Michel Diaz fait écrire Ulysse, des lettres pour dire son désir
de continuer son errance. Je me demande si l’auteur connaît l’ouvrage
de Gabriel Audisio et ce que changera cette lecture (à faire) de ma
perception de l’Ulysse d’Audisio. Il me faudra définir le mien…
Intéressante confrontation à venir. Mais j’ai trouvé un extrait de la
préface de David Le Breton, sur le site de L’Autre livre (association
d’éditeurs indépendants, et librairie à deux pas de chez moi…). Dans
cette préface je vois des traces qui confortent certaines de mes
intuitions (ou hypothèses) au sujet de ce que je pourrai découvrir dans
ce livre… Des mots, une citation…
Mais je reprends d’abord un passage de la recension de Silvaine Arabo.
« La probabilité, l’espoir d’être, au fond, sur un chemin qui mène
quelque part… Il s’agit bien d’une fête spirituelle dont Ulysse prend peu
à peu conscience du fond de ses abîmes… même s’il n’aime pas trop à
se l’avouer et s’il lui plaît de voiler son hypothétique ‘accomplissement’
à venir de ‘ténèbres’. Une magnifique écriture, comme toujours
chez Michel Diaz. »
………
LIENS
Lignes de crête, Alcyone, page de l’édition. Présentation, préambule, et
quelques poèmes… http://www.editionsalcyone.fr/441615234
Site de Michel Diaz… https://michel-diaz.com
Poèmes de Michel Diaz, revue Saraswati 16 sur les saisons. Voir le
début de la recension. Note précédente… http://tramesnomades.hautetfort.com/
archive/2021/04/16/sa…Le verger abandonné. Livre de Michel Diaz sur Ulysse (qui choisit l’errance). Extrait de la préface de David Le Breton, site de L’Autre livre, pages de l’édition Musimot… Je relève ce qui rejoint mes
questionnements et fait, indirectement, le lien avec les thèmes
d’Audisio (note du 27-02-21. Gabriel Audisio, l’ancêtre principal, et
Gabriel Audisio, ou Ulysse poète, note suivante, datée du 22-03-21).
‘Mais peu à peu, au fil du cheminement, les contours de son monde
intérieur s’effacent, et bientôt il ne reste rien de son identité première
ni même de ses raisons d’être, sinon un renoncement progressif, une
volonté de faire de son exil une errance perpétuelle au bord du monde
dans la tentation de n’être plus personne. ‘Le lieu véritable est-il dans
l’absence de tout lieu ? Le lieu, justement, de cette inacceptable
absence’, nous dit Edmond Jabès. Telle est l’incise du texte de Michel
Diaz de laisser dans l’esprit du lecteur un étonnement, un déséquilibre
qui en fait tout le prix.’… https://www.lautrelivre.fr/michel-diaz/leverger-abandonne
Recension © MC San Juan

Le verger abandonné – Michel Passelergue

LE VERGER ABANDONNÉ

Michel Diaz

Editions Musimot, 2020

Lecture par Michel Passelergue

Chronique publiée in Diérèse N° 80, Hiver-printemps 2021

         Ulysse, avant d’aborder à Ithaque, écrit à Pénélope. Une autre missive est envoyée à son père Laërte, toujours en vie selon les messages « prononcés par des bouches d’ombre ou lus dans la fumée des sacrifices ». A Télémaque, Ulysse exprime les doutes qui le tourmentent : n’est-il pas le jouet d’une légende qui fait de lui un héros, c’est-à-dire un de ceux « qui s’affublent d’un rôle glorieux, pour mieux déguiser leurs forfaits » ? Livrée « au rouleau de la vague » comme à la fantaisie des vents, chacune de ces lettres, telle une bouteille à la mer, est ballottée par les flots du temps, exposée aux tempêtes de la mémoire et de l’oubli.

         Avec Le verger abandonné, Michel Diaz nous donne à lire une fascinante Odyssée épistolaire qui, centrée sur les derniers épisodes du voyage d’Ulysse, s’écarte du récit d’Homère. Car ici, pas de retour à Ithaque, pas d’arc vengeur pour massacrer les prétendants. Au fil de ses courriers, Ulysse se remémore un passé d’errance et d’aventures. Ce qui le conduira à prendre conscience de la finitude. Vain serait l’espoir de revivre, avec son épouse, son père et son fils, dans la paix de cette île dont « le verger abandonné » symbolise depuis tant d’années  le pouvoir destructeur du temps, l’inexorable vieillissement de son être intime.

         Quelque dieu malicieux a fait surgir, dans les eaux de la Méditerranée, une île volcanique inconnue d’Ulysse comme de ses marins. Leur navire s’est échoué sur les récifs qui entourent une « barre rocheuse » inhabitée. Errant sur cette terre hostile, le voyageur perpétuel en vient à reconnaître qu’il n’est plus celui qui était parti jadis « faire son devoir de guerrier ». Il ne peut le redevenir. Le voici sur la voie du renoncement, de l’effacement de soi. « Ce qui demeure du réel, presque rien, n’est que sentier perdu qui ne monte ni de descend, où l’on marche sans avancer… » Vision pessimiste de la légende homérique ? Pas tout à fait, car Ulysse affirme jusqu’au bout sa fidélité aux siens et la ferveur première de son amour pour Pénélope. Au moment d’avouer à son épouse  qu’il lui faut maintenant « s’en aller, solitaire, pour ne plus revenir », il ajoute : « Demain sera plus doux à ton chagrin si tu sais que je cède à tes lèvres le nom de ma mémoire ».

         La densité poétique de ces lettres, leur écriture somptueuse font de ce livre de Michel Diaz une profonde méditation sur le sens de notre existence. Ce n’est pas sans raison que David Le Breton nous rappelle dans sa préface l’interrogation formulée par Edmond Jabès : « Le lieu véritable est-il dans l’absence de tout lieu ? Le lieu, justement, de cette inacceptable absence. »

         Michel Passelergue

Le petit train des gueules cassées – recueil collectif

Note de lecture de Brigitte Guilhot, publiée sur le blog de L’Ours blanc (Bernard Giusti), février 2021

Je me suis immergée dans « Le Petit train des Gueules cassées » – recueil collectif de 10 auteurs et 13 nouvelles – et j’en ai ramené quelques perles que je vais évoquer brièvement ici pour donner aux lectrices et lecteurs que vous êtes l’envie d’en savoir plus.

« À toute fin d’oubli » de Tristan Préal ouvre le recueil. Je savais que le thème de cette longue nouvelle était éprouvant (une enfance brisée par la mère) et sans doute autobiographique (ou alors c’est bien imité), j’avais donc un à priori de réserve. Si l’écriture n’est pas là, oh là là, je craignais le pire. Mais elle est là, précise, concise, sans pathos inutile et la construction aérée et fluide permet au lecteur de suivre ce monologue, alternant le « je » et le « tu », avec intérêt et empathie.

Extrait : « Une poupée black, des longs cheveux crépus, c’est Douce. Douce est recollée de partout, surtout au niveau du cou. Comme une prémonition de ce que sera mon propre cou quelques années plus tard : brisé.
J’ai été élevé comme une fille. Je promène ma poupée dans une mini poussette bleue. Je fais pipi assis parce que c’est plus propre.
Et puis, il y a ses crises de temps à autre, et Douce qui passe par le vide-ordures.»

*

La belle « Lettre d’un inconnu » de Christian Rome est celle d’un homme éperdument et secrètement amoureux de Frida Kahlo depuis l’époque de leurs études à l’Escuela Nacional Preparatoria. Cette lettre écrite des années plus tard – alors que lui-même a eu le menton arraché et la gueule cassée par une balle tirée au cours d’un assaut militaire contre un groupe de jeunes communistes – nous plonge ou nous replonge dans la vie flamboyante de la grande artiste mexicaine dont le corps torturé et la passion pour Diego Rivera ont inspiré l’œuvre jusqu’au bout.

« Chère Frida,
J’ai longtemps hésité avant de t’écrire cette lettre. Quand je dis longtemps, c’est presque une vie entière que j’évoque. Tu ne me connais pas, mais moi si, je te connais. Et bien au-delà de la notoriété d’artiste que ton incomparable et si troublant talent de peintre t’a procuré. Tu ne peux sans doute t’en souvenir mais nous nous sommes rencontrés plusieurs fois. Et ces rencontres ont marqué ma vie à jamais. Si tu lis cette lettre jusqu’au bout, tu comprendras les raisons pour lesquelles j’ai mis tant d’années à oser te l’adresser. Tu comprendras aussi – en tout cas je l’espère – pourquoi tu fais partie aussi intimement de ma vie. »

*

Dans « Dites-moi une chose, une seule » de Michel Diaz, un homme se souvient de la troublante rencontre faite des années plus tôt au cours d’un dîner (alors que sa femme et lui faisaient une croisière) avec un homme âgé, artiste-peintre à la carrière brillante, élégant et énigmatique. Au cœur de cette phrase qui donne son titre à la nouvelle, se niche la question obsédante et à jamais sans réponse du drame qui a brisé la vie du vieil homme.

« Avant le souper, par hasard, nous avions fait connaissance, Alice et moi, de cet homme élégant, d’apparence d’abord réservée, qui s’était présenté comme un artiste-peintre. Il avait insisté pour nous offrir nos verres, puis pour que nous partagions sa table au dîner. Nous avions accepté, renonçant à notre emplacement habituel.
(…) Après quelques échanges qui nous permirent de nous sentir mieux à l’aise, et bientôt en confiance, il se laissa aller et parla sans interruption pendant tout le repas, d’une voix égale et posée qui de temps en temps s’égayait, s’égarait dans des rires, nous racontant des histoires merveilleuses et de fines plaisanteries. Il irradiait la convivialité, celle de l’homme d’expérience, du sage. »

*

Dans cette autre nouvelle, « Compte à rebours », Michel Diaz nous entraîne avec sa virtuosité habituelle à la rencontre d’un personnage visionnaire et complètement loufoque qui adresse une lettre à un animateur de radio pour deux motifs : trouver une femme et présenter les plans du vaisseau spatial qu’il a conçu et qui permettrait à l’espèce humaine d’aller explorer d’autres planètes, tirant ainsi « son épingle de l’immense merdier où elle s’est fourrée et où elle crèvera bientôt, la gueule ouverte. »

« De caractère, je me définis comme gentil, tenace, honnête, sensible, un peu timide, mais travailleur, sociable, dynamique et naturel. J’ajouterai que je ne suis ni fumeur, ni alcoolique et que je n’ai jamais touché à aucune sorte de drogues. Pour le physique, je ne suis pas Alain Delon, mais de toute façon c’est un homme auquel je n’aimerais pas ressembler. »

*

Dans « Ce n’est pas tout à fait Ben… » de Sylvie Prolonge, une femme (Eudora) prend le chemin de l’aéroport, comme chaque matin, pour aller attendre son amant disparu dans un accident d’avion cinq mois plus tôt. Dans ce no man’s land dont elle connaît chaque recoin, elle observe les corps qui se retrouvent, s’enlacent, s’embrassent puis s’éloignent et, soudain, croit reconnaître Ben, tandis que le lecteur se laisse embarquer dans cette folie douce et mélancolique, délicatement écrite.

« Il se tait et sourit. On dirait qu’il ne peut lui offrir que ce silence et ce faible éclat de l’âme dans les yeux bleus. Son histoire serait moins triste s’il n’avait pas eu les yeux si bleus. Elle a l’impression qu’il marche dans une sorte de sommeil. « Ben, réveille-toi ! » Elle voudrait qu’il lui dise où il a franchi sa première frontière, le lui dire à elle qui tourne à jamais, de jour en jour, chez elle dans le globe de l’aéroport, qui va et vient sans but précis, à attendre sans fin le retour de l’homme qu’elle aime et qui faisait partie des passagers de l’avion qui a sombré en mer. Elle voudrait donner sa douleur à d’autres passagers. »

*

Des sept autres nouvelles, deux sont de ma pomme de scribouilleuse :

« Pierre (regarder, c’est tuer) » raconte à la première personne du singulier l’histoire d’un jeune type de 33 ans dont le corps et le cœur ont été cassés lorsqu’il était enfant. Depuis, il met toute sa hargne à haïr le monde et lui-même avec une cruelle lucidité. Ce soir-là, dans le bar où il a l’habitude de réfugier sa solitude, il observe une femme et son amant. Plus tard dans la soirée, le regard de cette inconnue va le toucher au plus profond de lui-même ; le consolant enfin.

« J’étais donc devant cette table, la béquille enfoncée dans ma tête, lorsqu’elle est arrivée.
J’ai tout de suite remarqué ses jambes.
S’il y avait eu mort d’homme ce soir-là, j’aurais juré à la police – affamé, bastonné et à moitié aveugle sous leur lampe à la con – qu’elle portait des bas. Le seul problème c’est que, s’il y avait eu mort d’homme, c’est moi qui serais mort. Mais j’ai manqué de courage. Alors, je la regardais traverser la salle et je la voyais s’approcher. Je me disais : « Elle va s’arrêter ! ».
Mais elle continuait.
Toutes les tables étaient libres et – allez savoir pourquoi – elle est venue s’asseoir à côté de moi. »

*

« Le dernier visiteur » met en scbène une vieille prostituée et sa chatte Foufoune qui coulent des jours heureux, profitant d’une retraite bien méritée « après 30 ans de bons et loyaux services ». Ce soir-là, alors qu’elles regardent tranquillement « Les enfants de la télé », on frappe à la porte.

« Alors, ma Foufoune, c’est un de mes clients qui l’a baptisée quand je l’ai eue toute petite. Ça a l’air idiot, la chatte d’une putain qui s’appelle Foufoune, mais ça lui est venu spontanément :
– Elle est mignonne comme ta foufoune !, il m’a sorti en me plantant son zob en stéréo.
Et c’était parti !
Elles s’adoraient toutes les deux, Foufoune et ma chatte. La première dormait blottie contre la seconde et quand, par hasard, j’en portais une, elle se glissait dans ma culotte.
– Sors de là, Foufoune !, je la suppliais, énervée par ses petits coups de langue râpeuse.
Mais rien y faisait. Je crois qu’elle me prenait pour sa mère et elle me tétait comme personne. Mes habitués, ça les faisait marrer et je partais à rigoler avec eux en les entretenant dans l’illusion qu’ils étaient plus malins qu’elle, alors que j’étais bien placée pour le savoir que l’experte de la bande c’était ma Foufoune. »

Brigitte Guilhot

Le verger abandonné – Silvaine Arabo

Le verger abandonné

Michel Diaz

Editions Musimot (2020)

Lecture par Silvaine Arabo, publiée dans Saraswati N° 16 (janvier 2021)

Où Michel Diaz reprend la légende d’Ulysse qu’il détourne pour en faire une sorte de héros moderne : « L’Ulysse de Michel Diaz, écrit dans sa préface David Le Breton, ne reviendra pas, il n’accomplira pas son destin premier de tuer les prétendants et de reprendre sa place au foyer avec son épouse et son fils (…) bientôt il ne reste rien de son identité première ni même de ses raisons d’être, sinon un renoncement progressif, une volonté de faire de son exil une errance perpétuelle au bord du monde dans la tentation de n’être plus personne ». La question du sens de la vie est ici posée :

« Quelle raison, dis-moi, ai-je de revenir ? Et d’ailleurs le pourrais-je encore quand bien même je le voudrais ? […] Des pensées me tourmentent. Tu as assez grandi pour que je te les dise : une fois gagné l’antipode de soi-même, on s’y accroche comme à une autre rive, même s’il porte le masque de l’exil ou de l’errance misérable, car on sait que revenir c’est déjà poser un pied dans la mort. » (Quatrième lettre à Télémaque)

Le recueil, écrit en prose, se présente sous forme de lettres envoyées à Pénélope, Laërte, Télémaque, dans lesquelles Ulysse dit son mal d’être mais aussi son amour de la nature et particulièrement des arbres :

« J’ai besoin de mes arbres, entends-tu ?… Un besoin absolu qui bat au fond de mon être comme les ailes d’un oiseau nocturne. » (Deuxième lettre à Télémaque)

Cet amour des arbres, de ses arbres, ceux qui lui permettent de s’identifier au lieu de ses origines, court dans tout le recueil comme les reprises d’une fugue mais…

« Disparaître, voilà. Disparaître de tout et de soi. Disparaître à jamais. Et s’incliner au bord du monde. Pour ne plus jamais revenir. » (Septième lettre à Pénélope)

Il y a là tout le désespoir existentiel de l’homme moderne et son interrogation désespérée face au monde, un monde dans lequel il ne se reconnaît plus et où il remet sa place en question :

« Je t’écris d’un lieu triste, inaccessible aux larmes. » (Quatrième lettre à Laërte)

« Pourtant si tout est perte ici, obstinée reconquête du Rien où se fonde l’immense gratuité de vivre, c’est que l’on marche vers soi-même, sur ce chemin qui ne serait rien d’autre que la voie des dieux. […] Espace du dedans, chambre obscure où l’on cherche à toucher sa racine pour s’abîmer dans les ténèbres de son accomplissement (…) » (Sixième lettre à Laërte)

Il y a du « jansénisme » là-dedans.

La probabilité, l’espoir d’être, au fond, sur un chemin qui mène quelque part… Il s’agit bien d’une quête spirituelle dont Ulysse prend peu à peu conscience du fond de ses abîmes… même s’il n’aime pas trop à se l’avouer et s’il lui plaît de voiler son hypothétique « accomplissement » à venir de « ténèbres ».

Une magnifique écriture, comme toujours chez Michel Diaz.

Silvaine Arabo

Né de la déchirure – Eric Barbier

Texte de Michel Diaz, cyanotypes de Laurent Dubois, Né de la déchirure, éditions Cénomane, 2015, 18€

Note de lecture publiée dans le N° 79 de Diérèse, octobre 2020

   Des arbres depuis toujours nous connaissons la sensibilité, nous savons la vie qui les anime, nous savons que rien en eux n’est figé même si souvent nous avons voulu l’oublier pour n’y voir que la matière première, nature ordonnée dans le silence des forêts.

   « L’arbre n’a d’autre défense que l’ancrage entre ciel et terre. »

   Et voici dans ces pages exposées les aventures du bleu, de par la conversation entre les photographies à la remarquable technique de Laurent Dubois, le texte-poème de Michel Diaz et le temps qui pourrait être un autre auteur de ces proses et images.

   Portraits d’arbres abattus, tronçonnés, épanchement d’un sang bleu et ce bleu aussi est un regard, en ces arbres parlent d’anciennes voix qui nous chuchotent « comme un secret confié à qui prête bien son oreille. » Le tronc à terre sera aussi notre corps secret et la source des mots, une question d’équilibre pour ces plans d’un rêve que le jour ne chassera pas : « On contemple juste ce bleu, qui apaise la faim et la soif, le couteau des questions, l’incertitude qui nous hante. »

   « Quelque chose d’entrentendu, qui n’a ni nom ni forme… », le bleu devient la première matière du rêve, une revendication qui ne peut plus se limiter à ce qui est d’abord représenté, mais l’investit, le transfigure, le réinvente et le déborde, dans toutes les dimensions du temps lui-même.

   Un livre qui ne peut se contenter de mimer « l’infinie patience de l’arbre » mais qui, inscrivant sa présence « sur la page ouverte de ses blessures », nous invite à rêver le Réel en ce qu’il a d’insaisissable.

    Eric Barbier, octobre 2020