De la fréquentation quotidienne du cerisier de son jardin, Antoine Maine tire 54 courts poèmes, accompagnés ici par les belles peintures bleu profond, presque noir, de Hiroshi Tachibana. Poèmes qui parcourent le cycle des quatre saisons, de l’automne à l’été. Lente ascension vers la lumière dont l’unique fil conducteur, qui en assure l’unité, est le regard attentif, amical et ému, parfois naïf, souvent émerveillé que le poète, jour après jour, pose sur son arbre, et l’image que celui-ci lui renvoie de lui-même : entre lui et moi / mon reflet dans la vitre // je me vois dans l’arbre / et des branches me poussent.
Il n’est pas fréquent qu’un auteur livre au lecteur les circonstances exactes qui ont mis en branle son inspiration. Celles-là sont très explicites : « Quand j’ai acheté la maison, écrit Antoine Maine, il était déjà là, planté au beau milieu du jardin. Je dois dire que si j’ai choisi cette maison, après en avoir visité une bonne vingtaine, c’est en grand partie à cause de lui ». Ainsi, dans les premières lignes de la brève préface au recueil, l’auteur nous rappelle par quels mystérieux aléas de la destinée se fait entendre cet appel dont nous savons tout aussitôt, qu’adressé à nous seuls, il nous est difficile de ne pas répondre, car il est signe d’élection. Mais une élection qui fonctionne dans les deux sens, pour être au plus précieux de la rencontre, car en dépit de son silence et de son apparente solitude, recluse dans son existence d’arbre, cet être-là qu’est l’autre, lointain d’abord et étranger, immobile et secret, n’en attendait pas moins la patiente présence dans laquelle se noue tout profond dialogue. Aussi, écrit plus loin Antoine Maine, « dans les mois qui ont suivi mon installation, nous avons fait connaissance. Un dialogue s’est installé entre nous ». Et il n’est pas, je crois, tout à fait déplacé de penser à la phrase de Montaigne à propos de la Boétie, « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».
Car c’est bien de pure amitié dont il est question dans ce livre, comme nous en prévient la citation de Nicanor Parra, retenue en exergue : « Penses-y bien et reconnais / Qu’il n’est pas d’ami comme l’arbre / Où que tu veuilles te tourner / Tu l’as toujours à tes côtés ».
Voilà donc désignés les deux protagonistes du recueil, un cerisier, un homme, le lien qu’entre eux ils tissent, au fil des jours, des mois, des saisons. Et qu’avons-nous à faire des mots humains dans une telle relation ? Celle-là exige et impose avant tout le silence de la parole, et l’écoute des bruits du monde, celui du vent, les battements d’ailes des pigeons / dans les arbres voisins, celui de l’ombre du cerisier / qui sait les mots qu’il me faut.
Mais l’amitié avec un arbre, fût-elle provoquée par un élan du cœur et de l’instinct vers qui mérite de la recevoir comme de nous la rendre, exige aussi de respecter la différence de nature entre les êtres, d’en accepter les règles de fonctionnement et d’aller au-delà de soi-même, en cet espace où seul la rencontre est possible. Au-delà même du langage. Comme on rencontre l’inconnu, juste au milieu du pont.
Car le cerisier est mutique. Antoine Maine de cesse de nous le rappeler. Il semble s’être retiré / au plus profond de son feuillage / comme à l’intérieur de lui-même // inaccessible. Et même quand deux pies viennent (de) se poser / dans ses branches hautes / le cerisier ne dit pas un mot. Il reste silencieux encore quand, écrit encore l’auteur, j’ai voulu l’enregistrer, ajoutant qu’il n’a rien voulu dire.
Mais la présence, comme l’est celle de cet arbre, et comme l’est toute présence, est aussi une forme de dialogue, et mutique ne signifie pas muet. Le cerisier a son langage, qu’il convient d’écouter et de déchiffrer. Avec ce que nous pouvons mettre de raison humaine au service de l’indicible. Et qu’écouter, quand une grive s’installe au sommet du cerisier, sinon ce que le cerisier lui répond en langue d’arbre et qui annonce le printemps ? Qu’écouter, sinon les oiseaux / comme des voyelles / posées dans les branches du cerisier ? Ou encore le dialogue / des abeilles des fleurs, le bourdonnement des insectes parmi les branches, la complainte des feuilles qui fredonnent / pour faire venir la pluie ? Cet espace de relation, entre dire et silence, voué à la présence et non à la maîtrise de la communication, est espace habité d’oiseaux, pigeons, grives, mésanges, pies, moineaux, que frôle aussi l’aile de l’ange, puisque, comme le dit Bernard Noël, « c’est quand la langue est inutile qu’elle commence à prendre des ailes ».
Il apparaît, d’évidence, dans ces courts poèmes, qu’émanant de cette présence de l’arbre, une voix parle, à celui qui s’applique à en observer l’existence, en a fait l’objet de ses soins et de son écriture où il est son axis mundi . Elle parle non pas, nous l’avons vu, de manière significative, puisque elle est déléguée à d’autres éléments de la nature, vent, oiseaux ou insectes, mais propre à susciter des significations si l’on précipite des mots dessus ainsi que le fait le poète. Car le poème, ou plus exactement l’esprit poétique, comme on le voit à l’œuvre dans ces textes (grâce peut-être à leur refus de toute sophistication formelle), nous met en contact avec quelque chose d’extrêmement primitif qui dépasse complètement l’individu, comme le surgissement d’une force naturelle que l’on peut déceler dans ces vers, Quand le ciel n’est pas à la hauteur / c’est le cerisier qui éclaire le jardin, ou dans ceux-là encore, En plein cœur de l’hiver / et pourtant // dans les veines du cerisier / coulent déjà / des ruisseaux de fleurs.
C’est cette écoute, patiente et attentive du non-dit, qui fait toute la matière de ce livre. Non-dit de l’arbre qui sait bien que le temps et le vent finiront par le jeter à terre, mais qui pourtant continue à se battre // feuille à feuille, à inventer le printemps / jour après jour, à prodiguer son ombre et faire dans ses branches une réserve de lumière / pour la nuit qui viendra. Mais non-dit qui ne cesse de dire, en paroles informulées, que le monde appartient aux oiseaux / au cerisier, que tout le reste n’est que vanité, que ses feuilles qui tremblent / disent la vie qui va. Et qu’il reste essentiel, pour cette relation d’arbre à homme, d’avancer chaque jour de surprise en modestes bonheurs, en révélant un territoire ou une profondeur – au sens le plus concret, au sens matériel, au sens terrestre, terrien même – qu’elle fait exister un peu plus à mesure qu’elle se consolide et qui retombera dans l’ombre derrière elle. Nous laissant, sur la page, les mots qu’y aura sauvés le poète.
Chronique publiée dans Diérèse N° 85, octobre 2022
Jean-Pierre Boulic nous revient, avec ce nouvel opus, A la cime des heures, composé de quatre sections, Lieux, L’heur de patience, L’étincelle d’un rien, Bénir le temps. Prenant pour premier point d’appui les éléments du paysage dans lequel vit quotidiennement le poète (l’océan, ses marées, ses oiseaux et ses horizons),et tous ceux qui nourrissent ses yeux (les bruyères, l’herbe charnue, le cerisier sauvage, le vieil arbre veilleur, la mare de nénuphars, et les primevères, pivoines, lilas ou hortensias), ces quatre sections solidaires, qui se fortifient l’une l’autre, montent en un lent crescendo vers des considérations spirituelles qui touchent au mystique, sans jamais renoncer cependant à faire monde avec le monde ni céder à quelque discours qui prétendrait donner au lecteur de ces pages quelque leçon de vie ou de pensée. Avancer en poète suffit à la démarche de Jean-Pierre Boulic, « quêteur inlassable de signes », comme l’était Philippe Jaccottet selon Pierre Tanguy, et modeste interprète-passeur d’une infinie présence d’au-delà le regard.
J’écrivais « nous revient », car dans le cercle de l’affection poétique où nous tenons l’œuvre de cet auteur, c’est-à-dire en très bonne place, il est comme le messager dont on sait qu’il va revenir pour nous donner quelques bonnes nouvelles du temps et du monde. Et ce monde va mal sur son orbite désaxée. Nous le savons tous, comme Jean-Pierre Boulic le sait. Et si le nous considérons à l’aune des nouvelles quotidiennes alarmantes que l’on nous en donne, de ce que l’on augure des désastres à venir, ce monde ne serait rien moins que désespérant et de moins en moins habitable.
Tout aussi bien que nous, Jean-Pierre Boulic sait bien que nous vivons sur terre comme en un pays tortueux / – Un grand terre-plein / De serpents / Et de cœurs abîmés / Par les cris de souffrance –. Il y vit, comme nous y vivons, Sans ignorer la souffrance / Surprenante / Dévalant de ses mille souillures / Sur l’étroite margelle où se tient l’homme. Cet homme, dont la mer et le vent connaissent la faiblesse, Les méandres et souillures de l’âme, le fracas des blessures et les mille douleurs qu’infligent les jours sombres, les tourments de l’esprit et du cœur. Mais le poète nous confie, dans la présentation de son ouvrage : «Faut-il toujours entendre que le monde court à la catastrophe ? S’il est vrai qu’il est soumis à la violence, aux pressions du consumérisme, au laisser-aller de l’indifférence, à la confusion et à la rugosité des événements, il demeure néanmoins en attente d’une parole de confiance qui, sans ignorer aspérités et souffrances, suscite la vie. Cette vive parole surgit à la cime des heures et peut devenir art du temps » (« Pourquoi j’ai écrit ce livre », in Ecritures et Spiritualités).
Car Jean-Pierre Boulic est de ceux qui refusent de baisser la garde, n’ayant pourtant pour seule et unique arme celle que nous donnent la parole et la hauteur du cœur. Et il ajoute, dans le même texte de présentation : « Il s’agit alors de découvrir, voir, sentir, toucher, contempler la profondeur du mystère de l’existence que l’humble parole de la poésie peut apprivoiser pour susciter au monde un choix de liberté et de dépassement. Ce recueil, écrit d’une veine simple et fraîche, ouvre à l’âme un passage et donne en partage au lecteur l’enchantement « d’un chemin de simplicité » aux couleurs d’un Finistère intime. »
Voilà qui donne, en quelques mots, la couleur, le ton et l’ambition de ce recueil dont il faut dire, avant toute autre chose, qu’il saura, d’un bout à l’autre, s’accorder à ses intentions et tenir ses promesses.
« L’humble parole de la poésie », Jean-Pierre Boulic en sait le prix car, comme en tout art, l’apparente simplicité est le fruit qui se gagne dans la longue expérience de sa pratique, dans la patience et le secret du très persévérant travail. Si Guillevic comparait volontiers son « métier » de poète à celui de l’humble menuisier, Jean-Pierre Boulic préfère, quant à lui, le comparer à celui du potier. Poète-artisan, en effet, est ce Potier de la lumière / Aux mains légères, qui pétris et façonnes les corps les jours / De ton désir d’aimer / Dans un geste qui accomplit / L’élan de la création.
Potier, sans aucun doute, et le poète reviendra sur cette image à plusieurs endroits du recueil : Tu es ici / Potier des mots / Sous la lampe de l’âme / Façonnier du poème. Mais le geste attentif des mains, au sein même du texte dont nous venons de citer quelques vers, se trouve étroitement associé à l’idée de « souffle » (dont nous retrouverons aussi ailleurs bien d’autres occurrences) : potier est le poète, Tirant de rien choses petites / (…) Par toute l’argile de l’âme / En minces litanies / Où se penche le souffle / D’une infime brise de terre. Souffle d’une brise qui inspire la voix du poète, qui lève les cris invisibles de moineaux, qui écoute / Le sourire de l’ange, Propage l’éternel / Au ras de terre et ruisselle au verger des heures. Souffle encore, léger, dont l’herbe se dégourdit les yeux et qui murmure la souffrance de l’Amour de ne pas se croire aimé. Et quand s’affiche la beauté / De cette terre, que sur la page blanche, vierge encore de mots, Ton vécu devient souffle, ce souffle-là, c’est celui du poète, qui anime ses mots dans la forge de sa parole et qui sent s’en venir un souffle / Avec la haute mer. Mais c’est d’abord, et avant tout, celui du Verbe, souffle de vie par lequel Dieu, ce Potier souverain, ayant pétri la glaise entre ses doigts, ayant soufflé sur elle, anime les êtres vivants, exprime sa présence et sa puissance vitale dont le poète se doit de rendre compte, à sa mesure, en en témoignant par ses mots, par le si peu de pouvoir dont il les sait capables mais s’efforce de leur donner : Quel miracle / Quelle rencontre aveugle / D’inattendue présence / Se glisse en louange / Au souffle juste / De ton verbe pauvre.
Car Jean-Pierre Boulic sait très bien encore que c’est dans l’humilité de sa pratique poétique, dans ce patient et obscur pétrissage du verbe qui ne prétend à rien autre chose que chanter la beauté du monde, rendre grâce au miracle de l’existence, que se trouve la pure vérité du cœur, sa véritable dimension d’amour qui fait la vraie vocation d’homme. Potier ou forgeron, il lui faut Travailler / Dans l’effort / Sur l’enclume de papier / Des ébauches de mots / Et de vie. Quoi qu’il en soit, le travail humble du poète, tel que celui-ci le conçoit, c’est inlassablement traquer, dans la présence des êtres et des choses, au ras de l’herbe, à fleur d’écorce, L’étincelle d’un rien qui Enchante les lueurs du matin, et creuser la voix du silence / A la source des mots. Minces en effet sont les sujets dont Jean-Pierre Boulic fait poème, de grande légèreté toujours et de fragilité extrême : une sente que foulent les pas, un rayon de lumière sur le feuillage, une bergeronnette sur une branche de sureau, des abeilles sur les bruyères, les couleurs du genet… Il ne lui en faut pas plus pour desceller notre regard, nous entraîner très loin. Il voit dans le soleil qui se mire dans l’océan L’intraduisible couleur de l’éternité, et dans un cerisier sauvage un oiseau qui s’ébroue à tire-d’aile / En vue de son ramage, ou dans cet autre oiseau, tombé d’un sycomore, un fruit inconsolé. Il voit, dans ce que lui offre la fréquentation d’une vie simple, et quoi qu’il en soit, le signe de quelque chose, Le parfum qui s’épanche / Des êtres et des choses, la lumière des jours et les couleurs des heures à la cime desquelles il faudrait s’efforcer de vivre plus souvent. Quelque chose de la face cachée de la réalité sensible, qui nous appelle, au-delà du silence du temps, nous subjugue et demeure innommé autant qu’inépuisable. Car il faut se tenir au plus près de la réalité du monde pour espérer entrer, un tant soit peu, dans le mystère des choses.
« Un rien enlumine les heures pour celui qui a le cœur ouvert à la reconnaissance et à l’émerveillement », écrit François Cassingena-Trévedy dans sa préface au recueil. Et il ajoute : « Le chemin de crêtes, le chemin d’altitude qui se propose ici, n’est pas un chemin de superbe, mais, tout au contraire, un chemin de simplicité. Un chemin d’intériorité aussi, car c’est en se recueillant que l’on perçoit l’impressionnante majesté des Heures qui nous sont gratuitement données. » Chemin d’altitude en effet, sur lequel Jean-Pierre Boulic nous accompagne plutôt qu’il nous guide, car il ne dépend que de nous, pour peu que nous voulions répondre à notre faim d’émerveillement, de suivre ce chemin dont il pose pour nous les balises. Alors, peut-être pourrons retrouver la saveur intacte du monde, en redessiner notre approche, hors du doute et du désarroi dont les ombres portées le disputent si âprement à ce qu’il contient de lumière.
Chronique publiée sur le site Diérèse et les Deux Siciles (11/03/2022)
Cinq sections, proses poétiques et vers, composent ce recueil dont il faut pénétrer la matière dense pour en saisir l’architecture et en comprendre la portée, car ce qui s’y joue relève tout autant de la vie intérieure de leur auteur que de la vie multiple et foisonnante qui nous cerne, anonyme parfois, souvent invisible. Relève tout autant encore de ce qui fait racines dans le perpétuel étonnement du vivre que dans le désarroi où nous plonge le fait d’être au monde. Aussi est-ce le souffle d’un incessant questionnement qui, de page en page, conduit cette démarche d’écriture, tout irriguée d’élan vital et animée de cet esprit, sensible et attentif à tout, qui puise à la ressource d’une force essentielle où toujours tout renaît des tensions outrepassées / quête longue / errance dans le bleu de l’oubli / que n’effleure pas même la pesanteur ou encore trame inlassable / (où) choses et lieux aimés / exhaussent la moindre faille du songe.
Texte lyrique, ce recueil l’est sans aucun doute, où la beauté concrète du réel sensible se mêle à l’imaginal poétique, donnant rythme et couleurs à un chant qui ne peut laisser place qu’à l’adhésion aux êtres et aux choses, et à leur exaltante acceptation qui ne peut que s’épanouir dans la célébration du miracle de « l’être-là »: Beauté du Désir lieu de tout désir / source des sens / et de l’exactitude cosmique / en deçà des mots / à même le bleu des gestes / leurs pans mouvants / l’être se compose / dans le passé présent.
Car Daniel Martinez, homme de poésie, qui arpente depuis longtemps les territoires de la langue, est aussi un homme du monde. Dans le sens où l’on désigne celui qui du monde fait sa demeure, en épouse l’universel et en adopte tous les règnes, qui aussi de sa langue « fait monde ».
Et le monde est d’abord « espace », à découvrir géographiquement, dans ses proches ou ses lointains, affectivement familiers ou plus exotiques, sous les différents aspects des êtres qui les peuplent et des paysages qui les accueillent. Il n’est donc pas très étonnant que ce dernier opus, D’ores et déjà, s’ouvre par une section intitulée L’esprit voyageur, qui évoque l’Inde, la Chine, la Tunisie, et se termine par une autre, Bestiaire, comme éloges du guépard saharien, du fennec ou du sanglier, dont la dernière page, souvenir d’enfance envahi de mouches-scorpions, nous conduit sur l’île de Djerba. Boucle en quelque sorte bouclée, il aura fallu au poète un recueil pour faire le tour de ce monde, nous faisant partager quelques-uns de ses points de repères, et pour tenter de faire, bien plus aventureusement encore, le tour de son monde, à savoir de lui-même.
Les pays visités, plus haut nommés, sont évoqués dans des textes, proses et vers mêlés, qui s’apparentent à un journal de voyage, traversés par des tentations descriptives, des fragments d’anecdotes parfois et de brefs rappels historiques, des courtes notations à caractère quasi sociologiques, mais font la part belle surtout à des séries d’images, poussière de pollen (Chèvres qui broutent je ne sais quoi, sur le toit d’une maison à Jaipur. […] Chargés de briques pour la construction, des ânes, en peine.), qui se succèdent comme en un diaporama se déroulent des images qui ont imprimé le regard, de façon fulgurante, sans souci d’ordre ni de hiérarchie, mais dans l’urgence d’une continuité physique, comme les pierres dévalent d’un pierrier, ou d’une continuité intérieure, nécessaire pour appréhender l’incessant mouvement de la vie dans le temps et sa perpétuelle nouveauté. La poésie est là, dans ces premières pages, mais sans volonté apparente de l’être, car le poète doit d’abord accueillir ce qui se présente, que cela soit une image seulement pittoresque ou une autre qui provoque son émotion, ou telle autre qui magnifie le présent à l’instant du regard, telle autre encore qui dirait ce cheminement dans le vent et la lumière, la tranquille inquiétude de l’aube ou du crépuscule, ces lisières du temps comme de la pensée où nous sommes conviés à étreindre en nous, sous le soleil intérieur des choses, les quelques mots dont nous disposons : Sentir, vouloir, concevoir… et muette entente avec ce qui n’a pas encore été nommé – dans l’après-midi immobile, sa syllabe interminable. //Le nom des choses entre nous pour que nous puissions en sentir la présence. Les reconnaître, de la manière.
Bestiaire nous invite à lire une série de textes consacrés à divers animaux, du gypaète barbu au scorpion, en passant par le Saint-Pierre ou la libellule. Mais aussi près qu’il veuille se trouver pour nous faire entrer dans l’intimité de ces créatures, le poète se tient toujours au seuil de ce mystère qu’est, bien plus que celle, humaine, l’existence de l’altérité animale. La regardant, la décrivant, respectueux de la distance irréductible qui nous en sépare à jamais, il se fait « recueilleur » de ces signes par lesquels, si nous le voulons, nous pouvons retrouver dans la présence de ces êtres, nos impressions premières (…) de l’univers originel, et par là, par-delà tout langage qui nous en a à jamais séparés, les refaire entrer en fraternité. Mais que dire pourtant de la « sauvagerie » de tous ces autres habitants du monde, si loin, si proches ? Le sanglier fait son domaine de l’infini forestier, le gypaète s’empare de la carcasse d’un jeune chamois pour briser les os qui le nourriront, le fennec projette ses griffes, mâchoire grand ouverte / pour foudroyer la proie élue et la dépecer, le guépard frappera d’un coup à pleine gorge / la gazelle Dorcas… Si la métamorphose de la libellule, de larve aveugle en signet d’écume posé / sur une tige de menthe est l’une des merveilles que nous propose la nature, la plupart des autres poèmes de cette section se chargent de nous rappeler que les bêtes sont les figures de la nature, / qui se moque bien de nos sentiments / quand elle est fidèle toujours / aux temps anciens / où l’histoire n’avait cure / du vernis de la culture.
« L’envers des maux », deuxième section du recueil, que l’on pourrait tout aussi bien entendre comme envers des mots, nous propose une série de poèmes où l’être ici et maintenant du poète se double d’une réflexion sur cette part obscure qui nous habite dans la profondeur de l’être, et que nous devons travailler à connaître pour mieux regarder la lumière. Pour cela, accepter aussi cette part d’incompréhensible à l’ombre impénétrable, là même où s’est enfuie celle / qui m’a donné le jour / a pris la nuit pour elle / sans rien m’en laisser. Car aurevers des mots, il y a d’abord cet « effroi » que la poésie seule permet d’approcher, sinon d’apprivoiser par ce pacte qu’elle a conclu avec l’universel de notre condition et notre précarité d’existants, soumission impuissante au temps et à la perte, à l’oubli et à l’impérieuse nécessité d’entretenir en nous les braises qui feront flamme du miracle d’appartenir à ces instants du monde, corolles de la réalité / allumeuses de lumière. Saisir le sens de ces instants et les regarder au moment exact de leur saisissement, c’est ce que la poésie de Daniel Martinez nous invite à faire, dans une élévation de la conscience où nous reconnaissons la trace du sacré, c’est-à-dire ce qui déborde toutes choses matérielles. Car le regard, dont le rôle est si important dans sa poésie, appelle constamment à son dépassement et à un au-delà qui interroge la mémoire, questionne la frontière entre ce que nous donne à voir le réel sensible et ce qui, entre présence et perte, disparition et réminiscence, n’offre pas seulement le lot de la consolation, mais ce chant primordial si nécessaire aux égarés que nous sommes sur ces chemins auxquels le fait de vivre nous condamne. Puisque aussi, habitants de la Terre, nous sommes les composantes d’une histoire / malmenée / depuis la Nuit des temps. Et, en effet, guerres et violences qui n’auront jamais eu de trêve, continuent de descendre le cours de ce fleuve intranquille tourmenté de terribles remous qui ont mis l’amour à genoux, ont écorché la pierre / et ruiné / ce siècle de mauvais aloi / où l’intensité de l’ombre / passerait pour l’équipage du jour.
Et Daniel Martinez sait bien la vitale nécessité de regarder, de lire et d’écrire le monde en poète pour mieux maîtriser cet effroi primordial et se confronter au malheur des siècles. Pour ajouter à l’inquiétude existentielle et au clair-obscur de l’époque ces brefs éclats de projecteur, et susciter du bout des doigts entre les signes déjà chus / ce plaisir inconscient / des sèves silencieuses // mais lié soit-il au plus vif / de notre volonté à être / celle de la poésie même / prise dans l’espace / du moment fondateur. Car l’affrontement avec la ténèbre qui nous habite et nous assiège du dehors, permet d’ouvrir à la parole poétique, traînée d’air, un chemin de plus vivre clarté qui dissiperait quelque peu l’hostilité du monde et l’opacité du vécu, pour que jamais il ne faille donner prise / à la pierraille sèche / aux peaux mortes / & terres pauvres // mais retrouver / cette chaleur qui tend la peau / entre les os fragiles de la main / la perception du beau.
La section Voisinages, troisième du recueil, convoque tour à tour des noms d’écrivains et poètes, d’artistes, musicien ou peintre… Ceux-là portent la même intention que l’auteur du recueil, renverser le regard en provoquant la force d’un faire créateur qui bouscule et défait l’apparence de notre ordre des choses, en y introduisant, comme repuisés à la source, la primitivité de la couleur, la pureté des lignes mélodiques ou le questionnement de l’énigme de l’être. Ainsi de Rothko, de Satie ou de Keats… Ici encore se fait jour, à travers eux, comme un appel des temps premiers, nostalgie de ces temps d’innocence et d’intacte ferveur, créatrice où la langue des roseaux était celle des premiers mots et où les premiers gestes caressaient le feu, où la main s’essayait, sur la paroi rocheuse, à traduire les formes du monde.
Ce sont là des poèmes où se détachent quelques vers, frappés comme des aphorismes, coups aux portes du cœur et miel de la pensée, posés comme des traces sur le blanc initial de la page ou des pas sur le sable, et qui dessinent de l’auteur une vaste carte de l’être.
De Novalis alors : Nul or à dire mais / délestées des mots pleurs / les pulsations d’un jardin secret / libre de se mouvoir en toi. Ou d’Edgard Poe : vois // comme l’aurore aux yeux neigeux / dévoile la pure mélancolie de l’air / saisit l’esprit et partout s’étend. Ou encore de Saint-Amant : fine demeure de la langue / et la rumeur des sangs / quand seul le temps / situe l’ultime réalité / que ne détermine plus / le proche du lointain. Et de Sophie Podolski : Simple chanson filet de voix / dans le royaume du multiple / cherchant son sens et son objet / lignes floues offertes là.
Ces vers, où se condense une pensée grâce à laquelle le poète nous invite aussi à méditer sur l’expérience poétique existentielle de chacun et à nous regarder dans le miroir des mots, à ne pas nous détourner de l’ombre qui nous menace et à interroger les arcanes du monde, peuvent nous renvoyer à certains vers de René Char, ceux qui exploitent mêmement la forme aphoristique, ou peut-être aussi à des réflexions aux accents pascaliens. Ainsi de Tchouang Tseu : l’haleine des blés / dessus la terre qu’étourdit / le langage absolu des choses. De Gu Chang : vers acérés qui te paraissent / façonner des ombres / où les pupilles seraient / graines de mémoire // sifflets d’herbes / où jeunit la mort. Ou deRobert Walser : Vienne le cri flûté d’un oiseau / compter légères les secondes reines / qui précèdent la fin.
On goûte dans ces mots la ressource d’un absolu, et la poésie de Daniel Martinez devient révélation en des phrases d’où nous monte à l’âme une effusion d’ordre spirituel.
La quatrième section du recueil, Lyriques, la plus courte, si justement intitulée, déploie de longues vagues successives d’images où s’incante une voix qui porte haut le chant du monde comme monte un chant primordial. En effet, dans ces vers, face au temps qui s’émiette / et couve sous l’usure, et même si bientôt vont s’éteindre les lumières, se lève la musique large d’une célébration où se mêlent les senteurs de la nuit l’odeur des racines / et le corps moelleux de la terre. Il s’agit moins, dans ces poèmes, de la « quête du poète » qui est l’affaire, dans ses différents aspects, de tout le reste du recueil, mais pour lui, à cet instant-là, à l’acmé de son écriture, de s’offrir tout entier à «l’accueil » de la plénitude de tout ce qui est, dans une parole qui brûle de ses propres mots comme une branche est dans le feu. Les vents de mer, ses odeurs qui chatoient, le soleil qui frappe le carreau, le jeu des chaleurs, l’ombre lumineuse, les envols et atterrissages de nuages d’oiseaux, le singulier frémissement d’insectes et de résines mêlées, le désir propagé dans l’extrême somptuosité du bonheur composent dans ces pages un hymne à la lumière patiemment conquise et à la vie, quand la peau du monde même est comme un gonflement de voile au loin. Incantation panthéiste, invocation au monde et au don de la vie sans réserve, au vertige qu’elle ouvre dans la chambre de l’âme, élévation et tournoiement spirituels qui ne peuvent que nous faire penser aux derniers vers du Cimetière marin et à son injonction: « Le vent se lève… ! Il faut tenter de vivre ! / L’air immense ouvre et referme mon livre… ».
Une odeur de corps et d’herbe passe, écrit le poète, ne dites rien laissez tourner autour / la mort invisible le silence plus vide. Et plus loin, il ajoute : non ne dites rien d’autre / que la cendre claire / dans l’entre-deux du jour. Ces pages somptueuses où le parti lyrique de Daniel Martinez rejoint celui, incandescent, de la poétique de Saint-John Perse, nous offrent de bien précieux moments de lecture où l’hymne à la beauté concrète se mêle à une aspiration de nature on dirait mystique, dans un espace de parole, exaltant et libre, où ne poser le pied qu’à peine, celui d’une joie du cœur, délivré un instant du désarroi et du doute, et que l’on ne peut appeler qu’Amour.
Ainsi s’éclaire et revêt tout son sens le titre de ce recueil. Et ainsi voulons-nos le lire : dans les turbulences qui font les jours pauvres que nous traversons, en ces temps de menaces qui pèsent sur la condition humaine et celle du vivant, tout cela qui compose un paysage de désastres, crépusculaire et douloureux, il nous faut d’ores et déjà réinventer le cœur, son opiniâtre battement, comme il nous faudrait travailler, en urgence et lucidité, pour les temps à venir et dans le miracle du monde, à ne laisser / paraître que le fuyant délice d’avoir reconnu / pour tel le signe de l’inassouvissement. Il serait temps, d’ores et déjà, que les mots des poètes fassent demeure pour la clarté féconde dont ce présent recueil tâche de conserver la flamme, « d’en garder le souffle initial autant que la mémoire » (in 4ème de couverture).
Chronique publiée in ce blog (mars 2022) et in Chemins de traverse N° 61, décembre 2022
Un concerto en bleu majeur
Souscrivons sans réserve à ce qu’écrit si justement Gilles Lades à propos de Capter l’indicible de Silvaine Arabo : « Ce livre prend pleinement le parti lyrique, un lyrisme mystique où la vie multiple, invisible, s’accomplit. Ici la beauté concrète se mêle à l’imaginal du cœur, espace exaltant et libre où s’unissent vertus et splendeurs. » (Diérèse n° 83) Dans ce recueil, en effet, l’adhésion aux beautés du monde devient célébration ardente de ce tout qui est, comme devient révélation cette poésie qui la porte et qui se nourrit si intimement, si naturellement serait-on tenté de dire, du spirituel. Et Gilles Lades ajoute, dès la phrase suivante : « Cette résolution suprême est musicale, hymne à la beauté. » (Ibid)
Musicale, sans aucun doute, et langue accomplie de poète est cette parole inspirée dont une tenace force intérieure (même si traversée parfois par les ombres du doute et « les oscillations du désarroi »), nous invite, page après page, à sentir à l’intérieur une joie qui délire.
Musicale, oui, mais aussi picturale. Car Silvaine Arabo, poète, est également peintre. Le sachant, ayant eu l’occasion de regarder ses toiles et ses encres, il nous est difficile, dans le cadre de cet article, de n’être pas tenté, en ne privilégiant que cette seule piste de lecture du recueil, celle des références aux couleurs (au détriment de toutes autres qui nous permettraient d’entrer plus avant dans l’analyse de ces textes, d’approcher un peu plus la densité de la démarche et la réflexion qu’elle développe en essayant d’en explorer toutes les dimensions), il nous est difficile donc de n’être pas tenté de jeter quelques passerelles entre les œuvres de l’artiste et les textes de cette auteure. Entre les mots de la poète et les images qu’ils suscitent, et celles purement plastiques de la peintre qui use concrètement des couleurs. Mais prenons-en le risque. En effet, sur l’espace des pages où Silvaine Arabo dépose un à un ses poèmes, les couleurs, même si diversement convoquées par la langue, sont omniprésentes, et d’entre elles le bleu émerge, insistant comme fait le bruit bas du cœur, infuse et se diffuse, se répand, se dilue et fait auréole.
Il y a certes, dans ces poèmes, le noir, métaphore (prometteuse pourtant comme celle qui suit) de l’enfermement muet des moissons hivernales, et la nudité de nuit des oiseaux cachés, le sombre marécage que l’on reconnaît au silence absolu de ses colombes, des tunnels de silence, et tous ces jours où l’être avance dans les sombres labyrinthes, sur ce fond d’inquiétude et d’hésitation vacillante inhérente au fait même de vivre, dans l’incertain du temps de notre destinée, entre le poids de nos questions et les ombres qui nous menacent.
Il nous faut pourtant franchir la nuit, les ombres de nos disparus, les lignes vacillantes de nos peurs, de nos souvenirs douloureux. Car en dépit de nos errances dans les couloirs obscurs du temps, du couteau pâle de la souffrance et des pâles solitudes entre des portes qui grincent, la nuit est riche, dans son obscurité même, du jour qu’elle promet et engendre. Et s’il y a aussi la nuit par-delà les tombeaux, nous avons ici la grande nuit scintillante et lunaire, attisée par les pâles images que nous cultivons, et la lumière faible de la lune sur les grands portiques, le sourire des lampes, les pâleurs d’aube et les clartés pâles / D’oiseaux souterrains, la timide clarté des étoiles lointaines ou celle, pâle aussi de la lumière du jour / Comme si c’était demain / Le dernier matin du monde.
Et il y a le blanc, non celui que l’on dit, qui est affrontement du poète au blanc initial de la page, à ce vide absolu où gît tout l’inconnu, ni celui de la mort, ni hostile ni bienveillante, mais d’abord celui qui fait apparaître ce qui s’y trouve enclos, caché au fond de son silence, bouche clouée, témoin sans forme ni contour d’une langue perdue dans les brumes de la mémoire, mais langue dont nous conservons la douloureuse nostalgie, celle, la même qui nourrit et ne peut se nourrir que de la nostalgie ardente du futur, sa mémoire éprouvée dans la chair, ces mêmes territoires, purs instantsqu’investit l’enfance en ses jardins d’autrefois, les arbres en prière, la vie-dans-la-beauté ou bien, peut-être, la confuse réminiscence du lieu de l’avant-naître, jardin perdu ou souvenir diaphane des eaux-mères, trace indicible de la déchirure originelle, de la prime blessure d’une irréparable séparation. Et de tout ce encore, douleur et nudité, solitude et brûlure d’être dans l’adhésion au monde et ravissement extatique dans sa présence, le souvenir de ces beautés perdues et retrouvées, ciels salubres, éclats de la lumière, pureté de la montagne, du torrent, de la pierre nue au soleil et au vent, qui réclame d’écrire hors de soi, adossé au mur, fourbissant ses désirs de plus haute vie, en quête toujours de ces grands déserts blancs. Le blanc, échelle enneigée des ailes ivres. Celui des grands oiseaux qui te font chavirer, des neiges scintillantes et des cristaux du givre. Bancheur nue des chrysanthèmes et vagues des blancheurs / Dans la peinture naïve des yeux enfantins. Evocation de plénitude sont ces mystérieux accords blanches orgues du cœur et le chant vrai des blanches eaux, les grands cygnes blancs / Dans une épure, les Blancheurs vagues aspirant à la forme et Ce chemin qui crisse / – Si blanc sous les pas du destin… Toutes ces mains filant le destin du silence / (…) De blancheur en blancheur et cette extase redonnée du blanc. Territoire d’accord essentiel avec l’intime du vivant, paix et joie confondus dans le grand océan cosmique, mais territoire de la poésie, pays très haut / De ces plateaux de neige / Où bourdonnent les ruches blanches, où peut librement s’exalter cette pure blancheur des mains // Qui ne veulent plus redescendre.
Comme il y a aussi le vert et sa jubilation parmi les feuilles, ces calmes cohues d’arbres et l’exaltation folle du vert parmi les feuilles, cette couleur de toute renaissance, celle du printemps qui frappe à nos portes, annonçant la bonne nouvelle, quand la Vie se révèle, portée par le souffle, réanimant ce qu’on croyait ou qui pensait mourir. Alors nous entendrons sous les verdeurs / L’essaim qui bourdonne, avec des yeux doux comme la mer / Nous regarderons de nouveau les feuilles / bruire au soleil sous les doigts invisibles du vent, et abandonnés à son souffle nous pourrons capter l’indicible.
Comme il y a encore, dans les degrés de couleur, cette aube qui n’est rien / Que n’enfante derrière le soleil / Un autre soleil, cela qui nous invite à fixer la lumière les yeux dans les yeux. Une aube qui coule s’écoule lumineux vertige, lumière aux reflets miroitants, qui dénoue le visage de gel de la terre, tremble dans l’air / Dans la tiédeur des feuilles, vibrant comme une fièvre. Et fusent ces images qui évoquent les efflorescences de la lumière, les tourterelles et les sphynx d’or de la mémoire retrouvée, leur explosion secrète de couleurs, les scintillants oiseaux et Le baume du feu, la bulle dorée de l’univers, les dieux beaux / Carrés dans le soleil, les étés flamboyants au cœur de midi, la beauté des pierres ignées d’où jaillit la lumière, l’éclatement soudain du rire / Dans l’embrasement suprême, quand sous tes paupières mûrissent les champs d’or du soleil, et cette lumière où l’on nage, approchant les cîmes dorées de la plus haute exigence, puisque dans les matins réinventés de l’espace / L’or agit l’or est mouvant.
Mais le bleu !
Contre ceux qui, absurdes ne connaissent / Que la musique de l’absurde, et qui jamais ne pourront dire l’âpreté crue du bleu, il est, dans cet ouvrage, la couleur qui émane du cœur des choses, comme si elle en était l’essence, ce qui nous donne à voir, dans la fluidité de sa transparence, le monde dans le processus de transfiguration où doit s’accomplir le regard. Dans la pure conscience d’être et dans son essentiel. Couleur de toute élévation vers l’infini, au plus près du songe des plus hauts oiseaux, note unique et arcane mystérieux, espace symbolique de la rêverie vers lequel l’âme prend son élan. Elle apparaît d’ailleurs dès le premier vers du recueil : Trésorière de la lumière dans l’ombre bleue des soirs (p. 11). Contentons-nous de citer quelques occurrences dans lesquelles le bleu intervient, parmi la trentaine d’autres que contiennent les textes (chiffre incomplet si l’on en exclut les multiples connotations) :
– Prélude aux grandes saisons nacrées / Fugue bleue des jours (p. 12)
– Je te pressens aux grands pics bleus que tu inventes (p. 16)
– On dirait une flamme bleue sur les sables / Là où la mer tendrement s’éteint (p. 18)
– Ici dans cette profondeur bleue tout est signe (p. 23)
– Une grande prière monte et se creuse / Une flottaison d’ondes dans les ombres bleues du soir (p. 38)
– La facture incroyable et bleue du ciel (p. 41)
– Les branches bleues de Van Gogh / Effleurent l’albâtre des cavaliers passants ((p. 43)
– Agenouillement silencieux / Dans l’eau bleue du temps / Je reconnaîtrai les signes / Tiges de la beauté (p. 58)
– Nous irons / Par les sommets bleus du soir / Dans l’ordre ancien des jours / Redessiner l’aura lumineuse / Des temps en allés (p. 62)
– Sur les tempes bleues du temps / Dans l’éclaboussement nu des paupières / Une crête d’aurore nous submergea (p. 67)
Dans le bleu, il y a de grands fils jetés d’un bord à l’autre de la voix. Des fils tramés dans la matière de ces soifs qui se lèvent au creux des bouches, les consolant, comme un défroissé de silence, un expir suspendu, mots posés au fond de la gorge, retenus sur le seuil des lèvres. Toute lenteur et toute paix y sont promises. Tout abandon et tout oubli. Paix et joie confondus écrivions-nous plus haut, car il n’y a que dans le bleu, son éphémère et éthérée substance, que l’on peut tout oublier – même soi – / Devenir / La mémoire des choses, des êtres, du silence / De ces étranges vibrations colorées / Qui traversent l’espace / Pour le nourrir. Car c’est dans le bleu seulement, dans sa transparence et sa fluidité, qu’il est possible que de la psalmodie des cendres /Renaisse un oiseau léger. De vivre d’une vie véritable, dans l’accordance vraie avec les êtres et les choses. Dans le courage d’être.
Dimension principalement verticale du bleu, car il est trait d’union entre deux mondes, le terrestre et celui de l’espace spirituel, les cîmes bleutées des montagnes et la soie lisse d’un ciel supérieur où cœur et esprit se retrempent. « Mais pour cela, écrit Luc-André Sagne, il faut au préalable savoir se détacher de ce qui nous assaille quotidiennement, de ce trop-plein qui nous submerge, de cette laideur qui se nourrit d’elle-même. » Dénouer les sortilèges de la cacophonie, s’extraire des grandes mégapoles qui croulent, se garder de tous ceux qui, à force de dire le mal / A force d’imaginer la ténèbre et sa puanteur / La libèrent. « C’est à cette condition, ajoute Luc-André Sagne, qu’on peut espérer, sinon atteindre, du moins s’approcher de la sublime transparence (…) absence d’épaisseur, pur regard, souffle qui est comme la première étape, le grand signe au bout du chemin vers l’indicible. »
Lisant ces poèmes de Silvaine Arabo, nous sommes inévitablement traversés par le souvenir de ces vers de Baudelaire dans Elévation où le poète, s’élevant lui aussi vers des sommets splendides, dans cette lumière où l’on nage, évolue « au-dessus des étangs, au-dessus des vallées / Des montagnes, des bois, des nuages, des mers », et poursuit par ces mots : « Mon esprit, tu te meus avec agilité, / Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde, / Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde / Avec une indicible et mâle volupté ».
Chemin de crête est le poème, tant que l’on marche, sans esprit de retour, sans la crainte d’une fin et d’un abîme dont on ignore tout, car dans la présence du monde on n’est jamais seul : L’univers est en toi / Entends, ami, entends / Le chant suprême des Transparents ! La lumière que Silvaine Arabo nous invite à partager dans ses poèmes est d’abord lumière intérieure et, avec la maturité de son art, lumière faite souffle à l’intérieur de notre cœur battant et infini. Sa poésie est chant de toute présence / De toute lumière projetée, et c’est en quoi, en cette époque crépusculaire que nous traversons elle nous apparaît, jaillissant comme l’arbre / Sur fond de flûtes et de hautbois, comme une parole essentielle de réconciliation, dans le sens étymologique de ce terme, avec cette part de nous-mêmes que nous disputent les poulies grinçantes du temps.
Etude publiée dans le n° 105 de la revue Poésie sur Seine, janvier 2022
Bernard Fournier : un chant d’innocence et de détresse
« J’interroge l’homme / j’interroge son silence, sa misère […] // J’interroge l’homme / fort, plein d’assurance / qui impose le silence / même aux oiseaux, même au ciel, / même à la lumière qui siffle aux mufles des bêtes. » (Silences)
Toute la poésie de Bernard Fournier pourrait être placée sous le regard de cette obsédante interrogation, car le poète questionne l’homme, obstinément, comme il interroge Hémon et Antigone, le paysan des Causses qui secoue sur sa cuisse la poussière de son béret, ou tel autre « cloué sous les ailes de son chapeau / comme un crucifié aux portes des étables. »
Bernard Fournier est un poète qui ne cesse d’interroger : les paysages qu’il traverse et ceux où il revient, leurs pierres levées qui l’intriguent, les vaches fortes et douces qui ruminent dans les pâtures, les collines, les arbres, « les paroles inédites / retenues au fond des gorges ». Comme il écoute et interroge le silence, la langue où il écrit, celle jamais apprise, le vent, les murs, les âmes, « les yeux qui parlent », la « lumière tranchante / qui lacère l’ombre », le grand-père taiseux qui parle « depuis sa mort »… A quoi bon écrire alors puisque, nous confie-t-il, il y a « tant de choses à dire qu’aussitôt je m’arrête / devant le silence / dans le silence. // Condamné, peut-être, par les pères / au silence. »
En vérité, la poésie, comme le fait celle de Bernard Fournier, nous situe d’emblée dans le paradoxe propre au langage poétique, puisqu’il nous faut associer à la poésie ce silence qu’il interroge. Car si le silence fait obstacle à la communication usuelle, un « meurtre » nous dit le poète, il est en même temps la condition indispensable de la démarche poétique. Mais quel sens donner à ce silence dans son association avec la poésie ? Rilke et Hölderlin nous mettent sur la voie d’une autre caractéristique du langage humain en tant qu’il s’oppose au langage poétique : non seulement il est bruyant, discordant, fait violence à l’harmonie et au silence, mais il est langage de l’entendement, qui nomme, distingue, comprend, délimite, « paroles trop bruyantes / qui giflent et griffent le silence / l’épaississent et le durcissent » nous dit Bernard Fournier. Ainsi, le silence poétique dont il veut surtout nous parler serait silence de la nature, de la vie intérieure et de l’innommé du langage, dans lequel peut résonner l’harmonie respectueuse de ce silence, qui serait silence du sens, silence de l’entendement.
« Le chemin secret va vers l’intérieur » écrivait Novalis. Et comme le feu est dans le bois, le mot se tapit dans le silence. Ainsi Bernard Fournier travaille-t-il sa langue en transformations successives, laboure le champ/chant de l’intériorité, les yeux résolument fixés pourtant, et toujours attentifs, sur les choses du monde, et nous apparaît alors l’entrée du chemin, la voie avec tous ses dangers, ses ombres, ces riens qui sont merveilles de la Vie, et ses métamorphoses : « Même si tombent les pétales / Au moins aurons-nous vécu / Plus que le temps de cette chute et d’un nouveau printemps : / Un été à rêver les soirs où le jour appelle ». Ne serait-ce point alors le corps et la voix du silence que le poète troue avec des lèvres suturées, pour aller vers ce désir latent où tout s’efface ? La poésie de Bernard Fournier est celle d’un homme en prise étroite avec le monde mais dont la parole travaille incessamment à libérer cela qui en nous cherche à aller plus loin que nos toujours étroites déterminations, pour qu’allégés nous remontions vers un clair de terre en faisant nôtre cette injonction : « Au monde, il faut répondre par la lenteur / Le silence qui préside à l’aube, / Le silence qui attend midi et le calme du soir ».
Le parcours de vie et de littérature de Bernard Fournier n’est pas de ceux qui, naissant dans une langue dont on leur transmet aussitôt les codes, baignés des mots des contes qu’on leur lit le soir et entourés de livres, entrent déjà armés d’un savoir familial dans le giron d’une institution scolaire qui fera bien vite son tri, héritiers qu’ils sont, sans même s’en douter, d’une culture qui privilégie les siens. Le petit paysan des campagnes de l’Aveyron, comme celui de nos profonds terroirs, de nos quartiers déshérités, devra faire ses preuves bien plus qu’un autre. Le recueil Marches II nous apparaît ainsi, chargé de ces paroles que l’on reconnaît comme autant de confidences autobiographiques. Car Bernard Fournier n’oublie rien et ne renie rien de ses origines. «Il est venu des hautes terres par-delà les terres hautes des Causses / […] par-delà les volcans qui forment un cercle comme une entrée dans un monde fantastique. » Voyageur sous d’autres climats, il est d’abord, et demeure l’enfant d’un pays ingrat où « au-delà, c’est encore le causse sec et long où paissent les moutons ». Un pays de pierres dressées et sculptées, Statues-menhirs, Vigiles des villages, comme s’intitulent deux autres recueils de l’auteur, ces pierres millénaires qui défient les orages, les vents et le temps, et où les hommes, plus que sur d’autres terres, doivent peiner pour assurer leur pain. Car, ainsi qu’il l’écrit : « Terre d’exil, terre aride, terre rude, tu ne nourris pas tes hommes : / Ils partent vers la capitale ou l’Amérique ».
Exil aussi que celui du futur poète, soudainement plongé dans un autre monde, « … projeté, sonné, dans la banlieue plate de la métropole, des terres grillagées aux chemins goudronnés (…) ». Là, qu’il « a vu des rues et des usines, des champs féconds peuplés de béton, / Des palissades où pendaient des affiches usées de pluie ».
Autre silence encore, vécu dans la souffrance tue, que celui d’un jeune homme qui se sait ignorant de tout et se sent démuni face à la tâche qui l’attend, et qu’il se promet d’accomplir : obtenir des diplômes, acquérir un savoir universitaire, se confronter à l’écriture et réduire la différence avec ceux qui, de loin et de haut, ne le considèrent pas comme de leur espèce. Légitime combat de qui cherche à trouver sa place dans un monde qui n’est pas le sien, où il sentira toujours illégitime (et où on lui fait comprendre qu’il l’est) et toujours mal assimilé. Apprendre alors, et étudier encore, « tout savoir, tout connaître, du nom de l’épiphylle à la théorie des quanta, / Les règles de la Mourre et celles du cricket, / la vie des abeilles, / les molécules dont il est fait, tous les os de son corps // […] Et les langues, mon dieu, les langues». Puis, plus tard, quelque peu allégé de ce « poids d’ignorance et de naïveté » qui courbait ses épaules, entrer en poésie, et s’autoriser à écrire, à parler, et « si ses vers sont un chant, qu’il soit léger », et « que son poème soit une naissance au monde ».
Cet immense et long effort de soi, sur soi, pour exister plus amplement, s’extraire de la gangue de sa condition originelle et du sentiment douloureux de son inachèvement, nous le trouvons aussi, traduit dans les poèmes réunis sous le titre L’Homme de marbre. Superbe suite métaphorique qui associe le destin du poète à l’image de ces statues que l’on a commencé à extraire de la carrière et que les ciseaux du sculpteur n’ont jamais qu’ébauchées, « bel éphèbe incomplet, inachevé devant les étoiles », dieu grec ou romain « mal équarri, gardé, tenu, retenu », « raidi, coincé, carré, / […] corps engoncé », pieds lourds, incapable « d’un pas hors du cadre qui l’incarcère autant qu’il le révèle ». Tout est dit, dans ces pages, l’essentiel en tout cas de ce que sur lui-même veut bien nous confier le poète, que nous savons présent derrière la figure de ce qui aspirait à jaillir de l’informe. Une créature incomplète, comme un être (pourtant à venir) que « l’horizon incarcère », n’est pas encore né, mais qui, dans sa prison de pierre, sait recevoir pourtant le « baiser de feu » des étés, ce baiser « d’air et d’or que le soleil offre à sa peau de grain minéral ». Pourtant, écrit encore Bernard Fournier, « sait-on quel cœur peut trembler dans ce marbre ?» Et quelle voix y veille qu’on ne peut pas encore entendre ? « Entendra-t-on jamais ce chant de sous la terre ? »
Mais cette voix s’est faite chant, et l’homme de marbre poète, et « son destin ouvre la forêt, à la mer, à l’écume d’oliviers aux mille grains ». Pourtant, si le pays demeure, bien présent, dans les poèmes de Bernard Fournier, que l’on peut à peu près retrouver tel qu’il fut dans ses années d’enfance, s’insinue dans les mots du poète une incurable nostalgie : celle d’être, aussi charnellement que sentimentalement, enfant d’un pays dont on l’a privé de la langue. Aussi est-ce dans Loin la langue que se poursuit cette interrogation sur le silence et sur cette langue des origines, non transmise, « étrange, singulière (…) / révélant des tindouls, des avens, des puits secs et cassants / Des mondes telluriques, des monstres chtoniens », Langue du pays d’Olt. Loin cette langue, écrit l’auteur, « Ma langue étrangère, ma langue défendue / à jamais obsolète, prise dans les fougères, / retenue par les chênes, tenue par la rivière ». Alors surgissent ces questions : « Quelle est ma langue ? Quel est cet idiome qui m’est étranger / qu’on ne m’a pas transmis ? » Alors, pour ceux qui l’en ont dépossédé mais lui ont cependant transmis cet amour de la terre natale, comment « trouver les mots, trouver le rythme, trouver la manière de chanter, trouver ce langage qui dirait leur histoire ? » Bernard Fournier a su trouver sa langue de poète, forgée mot après mot, à la seule force du chant.
« Il n’a jamais rien appris que l’esprit de la marche, celui qui fait croire en des aurores ignorées, en des songes d’enfant et à des routes infinies. » Voilà qui ressemblerait presque à un programme d’existence. Il n’est donc pas inutile de souligner que trois des recueils de Bernard Fournier portent le titre de Marches, Marches II, Marches III. Car si Bernard Fournier interroge toutes choses du monde, il est aussi un « homme qui marche ». Et que pouvons-nous entendre par là ? Au-delà de la marche, celle qui, à chaque enjambée, nous projette plus loin vers l’avant, dans l’espace et le temps, il y a d’abord une démarche de (sur)vie. Et si « les pas de l’homme peuvent être lourds / Il s’agit d’avancer toujours », car « il faut bien vivre » et « garder un cap », comme dans Germinal, le personnage de zola, avançant dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, sur la grande route de Marchiennes, ou l’homme de Giacometti, « réduit à l’empan de ses jambes ».
Cependant, s’il faut au poète, en dépit de tout, avancer comme avance cet « homme qui marche », celui-là qui arrache ses pieds de la terre comme à l’impossible des pas, regarde droit vers l’horizon, scrutant son devenir, s’il lui faut s’efforcer de vivre, tel un homme debout, marchant et vivant, lui faut-il donc sans cesse tout réinventer ? Même l’espoir ? Et toujours au bord de l’effondrement qui, chaque matin nous menace ? Mais la verticalité humaine, à « nous qui peinons tant à lutter avec le jour » est position difficile à tenir.
Mais le désir pourtant de perdurer dans l’espace incertain (si souvent hostile) du monde ! Et de s’y établir un peu de temps au moins, comme un arbre déplie ses feuilles, s’efforce de « hausser la vie au-dessus de la terre, / Au-dessus des corps ». Ecrire alors, et malgré tout, au sang de ses poignets, nœud coulant autour de la gorge, et travailler, puisque « le monde est long à construire », à accorder « longue vie aux rêves / Qui demeurent comme les brouillards d’après-midi sur les pentes boisées ».
Oui, cet homme sait bien qu’avancer, d’un pas si hasardeux, c’est aussi s’arrêter, au matin, près d’un arbre, regarder tomber de ses branches ce qui reste d’étoiles, regarder se lever, par cette embrasure du temps, un grand bonheur furtif, et penser, avec raison, qu’en cet instant au moins nous avons fait partie du tout : « Pour cela il faut croire au printemps : / Répondre à chaque feuille tombée ».
Le lyrisme toujours contenu, presque discret dans sa sobriété, mais présent toujours dans son écriture, n’autorise jamais Bernard Fournier à se risquer, plus qu’il pourrait se le permettre, à quelque épanchement trop personnel. Il est celui d’un être qui, bien qu’habité par une opiniâtre énergie de conquête sur lui-même et brûlant du feu de la vie, a d’abord éprouvé bien des difficultés à s’inscrire sur la ligne de l’existence, à s’accepter et à s’aimer. Mais s’il est toujours, dans ces textes et dans un certain nombre d’autres poèmes, le même sujet sous la forme du « je », du « tu » ou du « il », ce n’est jamais que dans la volonté de se tenir à mi-chemin entre le « moi » et le monde objectif dont il n’est que l’un des actants. Pas moins important que ceux de la réalité concrète des choses de ce monde, mais pas plus important non plus que le torrent roulant sur ses cailloux, tel arbre se dressant au détour du chemin ou tel oiseau traçant sa route dans l’espace du ciel. Dans la démarche poétique de Bernard Fournier, il y a quelque chose de l’animisme (et je risquerai la formule, d’une vigoureuse pensée archaïque) qui nous rappelle à chaque instant, et presque à chaque vers, que nous appartenons au tout, comme se tiennent entre eux les maillons de la chaîne. Aussi aspire-t-il, dans ce regard qu’il nous propose, à être au plus près de la présence énigmatique et de la force élémentaire, primordiale, des pierres, des arbres, de l’eau, dans cette profonde empathie qui le conduirait à faire corps et matière avec elles : « Naître de l’eau […] / Etre cette écume battue. / Epaules qui se roulent et se moulent dans l’eau […] // Naître chamois sautant de rocher en rocher, dauphin volant l’air pour de sourdes plongées». A faire corps encore avec la vache, ce presque totémique animal dont il parle si bien : « Ah ! vivre un moment la rumination du corps auprès de la demeure ! / Endosser le vêtement de lin dont est issu le château / Pour vivre sur son cuir l’air immobile, / Faire partie du paysage».
« Un chant d’innocence et de détresse, une plainte commune et singulière » écrit justement Pierre Oster à propos des poèmes qui composent le recueil Marches II. En effet, ces poèmes, comme la plupart de ceux qu’a écrit Bernard Fournier, sont autant de textes qui naissent de ses heurts avec le monde, celui de tous les jours avec son cortège d’injustices et de violences, de malheurs, de douleurs, mais aussi de surprises et de joies, celles des paysages aimés, des pierres millénaires caressées dans la toujours neuve émotion, des vaches si magnifiquement chantées, et de ces menues merveilles du monde, bois, collines, torrents ou ciels d’orage, dont il sait s’emparer. Ses livres sont une tentative pour coller ces morceaux épars que sont nos existences, nouer tous ces fils épars. Et moins échafauder un sens et donner des réponses que trouver une issue, s’en sortir, sans jamais sortir de ce monde qui, ainsi que l’écrivait Lorca « est notre probable paradis perdu ». Les poèmes de Bernard Fournier sont alors autant de chemins qui cartographient une véritable traversée de soi où il s’agit d’apprendre, comprendre et aimer tout ce qui se tient entre nous, sous nos yeux et nos pas, que l’on porte moins qu’on ne s’y épaule. Et rendre aussi « à l’homme sa part d’éternité ».