Debout, présents et vivants
A propos de la peinture d’Olivia Rolde
D’où nous vient cette impression qu’en regardant les peintures d’Olivia Rolde nous sommes constamment dans une double perspective de notre regard subjectif ? C’est-à-dire à la fois dans la dimension onirique dans laquelle ordinairement s’égarent nos repères, et dans celle d’un « réel pur » qui serait toujours sous nos yeux, mais qu’ici nous découvririons, ou aurions plutôt le curieux sentiment de re-découvrir ? J’emploie ce verbe « découvrir » dans le sens où l’on dit que l’on retire un linge pour rendre à la vision ce qu’il dissimulait, cela qui était là et que nous ne savions, ou ne pouvions plus voir.
Cette peinture qui s’affirme d’évidence comme « non figurative », ne cesse pourtant de représenter. Non des formes et figures identifiables inscrites dans le répertoire de ce qu’il nous est loisible de nommer, mais des figures et des formes à travers lesquelles nous pouvons reconnaître des signes qui nous rendent un peu plus lisibles la première matière dont sont tissées nos relations avec l’énigme que nous sommes à nous-mêmes sur l’indéchiffrable scène du monde, ce permanent spectacle d’apparences que la réalité sensible nous donne à regarder, à pénétrer, à investir, à traverser, à interroger sans relâche, nous incitant à défier le vide de l’Abîme et à tenir la dragée haute à tout son incompréhensible.
Nous sommes ainsi confrontés à « l’étrangeté familière » d’une réalité qui nous ouvre les portes d’un monde dont nous n’entrevoyions que l’obscur horizon. Dans sa peinture, Olivia Rolde travaille à nous montrer notre possible de regards, tout autant intérieurs que physiques, sur un monde dont nous ne connaissons jamais que cet espace de « vision » et d’expérience, cette embrasure étroite de nos sens où nous nous contentons de vivre. Sa peinture semble nous dire: « La Terre sera entièrement vôtre, ses signes tous pareils, sans privilège pour aucun sur un autre, en valeur ou en importance, ni en rien. » Et elle semble dire aussi: « Je viens de la lumière et en suis la matière même, c’est pourquoi je n’ai pas de forme, ou je suis la totalité des formes qui se font laves éruptives, élans de flammes qui se dressent, danses de spectres qui s’enlacent et se heurtent, glougloutent et invectivent, couleurs et lignes qui se font terreau pour verdoyer, dévalent en abîme, tutoient le ciel et les nuages, et s’enfoncent dans des entre-eaux d’où nous reviennent en mémoire, en leurs figures archaïques, les tout premiers élancements d’une vie balbutiante. »
Où finit la distance et où s’abolit la frontière ?… Nous sommes là dans un espace de regard où le vide convoque le plein, où il vide la plénitude au profit d’autre chose qui est réinterprétation de notre présence à l’espace et au temps, nous renvoie à un alphabet de signes et de formes, de lignes et de glyphes, de manifestations pictographiques où se dit quelque chose des origines et de l’éternité des choses. Ces images content une histoire inaugurée par des racines qui ressemblent à des artères, déplient sous nos paupières une couche initiale apprêtée par le jour et où la nuit n’a pas dormi encore, nous ouvrent sous les pieds une terre repue de pluie et lourde de secrets, une opacité de silence où gronde quelque chose qui nous vient du plus lointain des temps. Ces images-là ne sécrètent pourtant aucune violence ni ne crachent aucune inquiétude, ne recèlent non plus nulle angoisse qu’un dieu surgisse de ces profondeurs, mais dégagent une énergie affûtée à l’angle de l’imprévisible, et s’offrent à la volonté vitale du surgissement dans des migrations de fissures où circulent des graines d’orages, des songes d’incendie, des frémissements telluriques. Elles sont à l’imaginaire l’image de sa turbulence, comme le corps est celle du mystère. Un espace interrogatif dans un espace de désir, l’un et l’autre anonymes et lui-même sans nom, mais un lieu pacifié et germinatif où se réinvente un regard sans contrainte, et où vibre une voix sans parole qui élève un début de genèse, nous introduit à l’intérieur d’un théâtre sans bornes ou nous conduit aux marges d’une terre sans limites.
Peindre. Construire. Et construire en peignant. C’est bien cela qu’Olivia Rolde fait. Construire, si cela peut être à la fois inventer son espace propre et donner soins aux éboulis du monde, surprendre son agitation et la suspendre au bout de ses pinceaux, faire pause dans le cours imperturbable des choses et se mettre en suspens.
Puisqu’il faut accepter le gouffre pour pouvoir habiter l’Abîme de l’existence humaine, il faut entrebâiller les ouvertures, pratiquer l’écart, s’infiltrer dans les interstices laissés apparents derrière « les lunettes d’approche », et j’emprunte ces mots au titre d’une toile de Magritte. Il nous faut faire reculer sans cesse les étendues toujours plus grandes du désert. Et s’insurger, peut-être, s’il est encore possible de le faire, avec ce peu qui reste « contre ». Contre l’avancée toujours plus prospère de ce qui muselle, et aller voir, avec un œil qui écoute, ce qui murmure encore sous les pierres et fore sa persévérance sous l’écorce des arbres. Rester en éveil « contre les toutes les réquisitions du monde », ainsi que l’écrit le poète Alain Freixe. Solliciter l’œil au-delà de l’œil. Aller fureter derrière ce que cache la vue. Et tenter, par les subterfuges de l’art, d’approcher cet insaisissable que l’artiste se doit de travailler au corps, d’en cerner la substance. Il y a, sous la terre, le cycle des transmutations profondes et, au-dessus, le ciel, ses mouvances liquides, l’eau des ruisseaux et des étangs avec, inaccessibles mais toujours présentes, les montagnes, leurs promesses de solitude et de silence.
C’est ainsi, sans contradiction entre « construire » et « fureter » au-delà de la vue, qu’Olivia Rolde fouille, le creuse, et interroge cet espace de vestiges, ses couleurs et ses formes: dans l’utilisation d’une palette au large spectre, balayée des inattendus de frémissements chromatiques et de mouvements d’air vibrant, dans une perspective présentant, en même temps, ou d’une toile l’autre, des élévations improbables d’architecture aux transparences de vitraux et, comme dans des strates archéologiques vues en coupe, limitées par un trait d’horizon, des gisements d’oracles en sommeil et des filons de nuit, des remuements d’entrailles souterraines où s’épaissit le temps, cheminement de forces en grumeaux de matière, sèves obscures, filons de sang, couvées de braises, flux combiné de sperme et de lumière ou, projetés à ras de ciel, envols d’énigmatiques signes dont on ne saurait dire s’ils sont pures traces plastiques ou poétique représentation du règne des vivants, un salut à l’ivresse des ailes, au triomphe de l’ascension et de la verticalité. Variations de formes et figures empruntées aux images du monde en leurs déclinaisons et combinaisons infinies, avancées vers ce qui est là, qu’on ne sait pas encore, qu’on ne soupçonnait pas, ce qui s’ouvre et file devant, à travers des trouées d’inconnu, gestes confiés, plus loin que la pensée, à ce qui précède les yeux, qui explorent les rêves et les rêveries du faire, ce qui fait oeuvre, comme une méditation en acte.
C’est ainsi qu’Olivia Rolde peint. En construisant précairement ses espaces précaires d’apaisement. Où nous sommes conviés à entrer librement, avec nos propres rêves et nos propres ressources de méditation. Autant le dire encore ainsi: dans le travail d’Olivia Rolde, les objets de la peinture disent qu’ils ont à voir avec ce que nous habitons et ce qui nous habite, parce que les moyens qu’elle met en oeuvre sont ceux que l’on devine du travail foisonnant d’une vie utérine qui échappe à notre regard, qu’ils sont passés entre les mains d’un « je » qui nous rend l’image du monde en construisant le sien, et qu’ils sont les vecteurs de la transmission, celle-là qui nous doit nourrir, en son devoir de filiation, et faire protection contre la nuit qui nous menace. Etre résolument du côté de la vie.
Son oeuvre donne ainsi réponse à une question toute simple: comment (re)construire une unité à partir d’éléments dont l’arbitraire juxtaposition semble tenir d’abord de l’improvisation et des ressources inventives de l’imaginaire ? Comment produire un espace plastique acceptable et faire de sa cohérence le symbole crédible de notre présence au monde ? C’est-à-dire la production d’une forme d’art qui dise que nous sommes toujours là, debout, présents et vivants malgré tout.
Michel Diaz, 15/03/2018
Un très beau texte pour une très belle personne…que j’aime, oh combien!
On se connait depuis 40 ans…nées toutes les 2 en Afrique…! nos parents étaient amis….je l aime elle et sa peinture…bien entendu…l une ne va pas sans l autre….