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Quelque part la lumière pleut, lecture de Gilles Lades

Quelque part la lumière pleut

Michel Diaz

Editions Alcyone, 2022

Lecture de Gilles Lades, note de lecture publiée in Verso N° 191, juillet 2022

         Le poète, au seuil de la nouvelle page et du nouvel ouvrage, pense au lecteur, « inconnu aveugle qui est là et attend ». Poète et lecteur sont initialement pris dans des sortes de limbes dont seul l’acte téméraire d’écrire permettra de sortir. Un nouvel ouvrage est l’occasion de défier « l’étrangloir » où toute voix se brise.

         Le premier mouvement, « Dans l’incertain du monde », ne sera que vie revécue et interrogée, épreuves à sonder et à surmonter. En ce point, en ce lieu, le poète est un homme noué, seul, avide du « lin blanc des paroles », mais menacé par un « grand pin rougi de foudre ». Pourtant, au moment d’une possible rupture, viennent des images de matin ouvrant sur « un passage étroit entre ciel et pénombre ». Alors se dessine le souvenir de la mère, accompagnée sur le chemin de sa solitude. Les pages qui suivent sont toutes d’absence, d’accablement, le temps d’attendre et d’accepter qu’ « un nouveau jour se lève ».

         Des mots prennent un relief particulier : « voix », « rien », et chacun d’eux relance la parole et la texture des images. Le poète cerne ce qu’est l’obstination à vivre, ce qu’est la saisie du sentiment de l’existence. De nombreuses et obsédantes anaphores répondent à cette pulsion de dire. Le mouvement enclenché va à son épuisement, à son apaisement de vagues. Et le propos passe de l’adhésion anxieuse ou plénière au monde (« tout sentir, de toutes les façons, à petits traits, par intervalles ») au regard aigu posé sur soi : « Tu vis du sentiment que tu n’es rien aux yeux indifférents du monde, que l’ombre d’une silhouette qui t’effraie ». Le monde, notons-le, est aussi la planète actuelle en péril : « Ces temps veillent en pleurs au chevet de la vie unanime ».

         Dans le second mouvement, « S’essayer à vivre plus loin », le poète prend le parti de l’affrontement : « Pas qui gravit, marque sa crête pour ne pas descendre au ravin ». En son cœur, cette marche est la capacité à ne plus même viser un but, mais à se prouver qu’aller vaut de soi, par soi. Etre et d’abord vouloir être.

         Après ce temps d’âpreté, vient l’apaisement, l’immersion dans un monde fraternellement uni au poète : « Cette lumière, comme un chaleureux battement de poitrine ». Le poète appelle de ses vœux « un cœur capable d’occuper à lui seul le silence quand tout bruit sera consommé ». L’auteur dégage une leçon de sa déambulation inspirée : se scruter revient à scruter le monde, l’un rend capable de l’autre.

         Et le poète termine ce second mouvement en consentant au silence, pas le silence abstrait d’un regard perdu à l’infini, mais le silence qui sonde l’instant présent au pied du ciel étoilé, non sans quelque amer arrière-plan, « comme brûle un rosier noir qui a pour fleur l’éternité ».

         Lorsque s’ouvre la troisième partie, « Travailler à l’offrande », le poète est affronté « à la peine, au doute et à la mort ». Il se livre, « comme une branche dans le feu », non sans risquer autour de lui des regards de sauvegarde afin de rassembler les bribes de tout ce qui fait sens. Il dessine sa renaissance « pour le seul bonheur de survivre à la misère du renoncement ». Insensiblement, il se coule dans le renouveau des choses. Son désir est « le jour le plus simple ». L’avoir désiré le rend réel. Le poète sait gré à ce « miracle d’une allégresse ». « Offrande » est le mot répété de la fin, offrande le rassemblement de ce qui fait monde autour de l’épreuve et de la grâce de vivre. Grâce qui n’a pas de meilleure image que la lumière, mise en exergue par le titre, extrait du recueil « Triptyque », de Silvaine Arabo.

Gilles Lades

Le cerisier, Antoine Maine

Le cerisier

Antoine Maine

La chouette imprévue, 2021

Chronique publiée in Diérèse N° 85, octobre 2022

         De la fréquentation quotidienne du cerisier de son jardin, Antoine Maine tire 54 courts poèmes, accompagnés ici par les belles peintures bleu profond, presque noir, de Hiroshi Tachibana. Poèmes qui parcourent le cycle des quatre saisons, de l’automne à l’été. Lente ascension vers la lumière dont l’unique fil conducteur, qui en assure l’unité, est le regard attentif, amical et ému, parfois naïf, souvent émerveillé que le poète, jour après jour, pose sur son arbre, et l’image que celui-ci lui renvoie de lui-même : entre lui et moi / mon reflet dans la vitre // je me vois dans l’arbre / et des branches me poussent.

         Il n’est pas fréquent qu’un auteur livre au lecteur les circonstances exactes qui ont mis en branle son inspiration. Celles-là sont très explicites : « Quand j’ai acheté la maison, écrit Antoine Maine, il était déjà là, planté au beau milieu du jardin. Je dois dire que si j’ai choisi cette maison, après en avoir visité une bonne vingtaine, c’est en grand partie à cause de lui ». Ainsi, dans les premières lignes de la brève préface au recueil, l’auteur nous rappelle par quels mystérieux aléas de la destinée se fait entendre cet appel dont nous savons tout aussitôt, qu’adressé à nous seuls, il nous est difficile de ne pas répondre, car il est signe d’élection. Mais une élection qui fonctionne dans les deux sens, pour être au plus précieux de la rencontre, car en dépit de son silence et de son apparente solitude, recluse dans son existence d’arbre, cet être-là qu’est l’autre, lointain d’abord et étranger, immobile et secret, n’en attendait pas moins la patiente présence dans laquelle se noue tout profond dialogue. Aussi, écrit plus loin Antoine Maine, « dans les mois qui ont suivi mon installation, nous avons fait connaissance. Un dialogue s’est installé entre nous ». Et il n’est pas, je crois, tout à fait déplacé de penser à la phrase de Montaigne à propos de la Boétie, « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

         Car c’est bien de pure amitié dont il est question dans ce livre, comme nous en prévient la citation de Nicanor Parra, retenue en exergue : « Penses-y bien et reconnais / Qu’il n’est pas d’ami comme l’arbre / Où que tu veuilles te tourner / Tu l’as toujours à tes côtés ».

         Voilà donc désignés les deux protagonistes du recueil, un cerisier, un homme, le lien qu’entre eux ils tissent, au fil des jours, des mois, des saisons. Et qu’avons-nous à faire des mots humains dans une telle relation ? Celle-là exige et impose avant tout le silence de la parole, et l’écoute des bruits du monde, celui du vent, les battements d’ailes des pigeons / dans les arbres voisins, celui de l’ombre du cerisier / qui sait les mots qu’il me faut.

         Mais l’amitié avec un arbre, fût-elle provoquée par un élan du cœur et de l’instinct vers qui mérite de la recevoir comme de nous la rendre, exige aussi de respecter la différence de nature entre les êtres, d’en accepter les règles de fonctionnement et d’aller au-delà de soi-même, en cet espace où seul la rencontre est possible. Au-delà même du langage. Comme on rencontre l’inconnu, juste au milieu du pont.

         Car le cerisier est mutique. Antoine Maine de cesse de nous le rappeler. Il semble s’être retiré / au plus profond de son feuillage / comme à l’intérieur de lui-même // inaccessible. Et même quand deux pies viennent (de) se poser / dans ses branches hautes / le cerisier ne dit pas un mot. Il reste silencieux encore quand, écrit encore l’auteur, j’ai voulu l’enregistrer, ajoutant qu’il n’a rien voulu dire.

Mais la présence, comme l’est celle de cet arbre, et comme l’est toute présence, est aussi une forme de dialogue, et mutique ne signifie pas muet. Le cerisier a son langage, qu’il convient d’écouter et de déchiffrer. Avec ce que nous pouvons mettre de raison humaine au service de l’indicible. Et qu’écouter, quand une grive s’installe au sommet du cerisier, sinon ce que le cerisier lui répond en langue d’arbre et qui annonce le printemps ? Qu’écouter, sinon les oiseaux / comme des voyelles / posées dans les branches du cerisier ? Ou encore le dialogue / des abeilles des fleurs, le bourdonnement des insectes parmi les branches, la complainte des feuilles qui fredonnent / pour faire venir la pluie ? Cet espace de relation, entre dire et silence, voué à la présence et non à la maîtrise de la communication, est espace habité d’oiseaux, pigeons, grives, mésanges, pies, moineaux, que frôle aussi l’aile de l’ange, puisque, comme le dit Bernard Noël, « c’est quand la langue est inutile qu’elle commence à prendre des ailes ».

         Il apparaît, d’évidence, dans ces courts poèmes, qu’émanant de cette présence de l’arbre, une voix parle, à celui qui s’applique à en observer l’existence, en a fait l’objet de ses soins et de son écriture où il est son axis mundi . Elle parle non pas, nous l’avons vu, de manière significative, puisque elle est déléguée à d’autres éléments de la nature, vent, oiseaux ou insectes, mais propre à susciter des significations si l’on précipite des mots dessus ainsi que le fait le poète. Car le poème, ou plus exactement l’esprit poétique, comme on le voit à l’œuvre dans ces textes (grâce peut-être à leur refus de toute sophistication formelle), nous met en contact avec quelque chose d’extrêmement primitif qui dépasse complètement l’individu, comme le surgissement d’une force naturelle que l’on peut déceler dans ces vers, Quand le ciel n’est pas à la hauteur / c’est le cerisier qui éclaire le jardin, ou dans ceux-là encore, En plein cœur de l’hiver / et pourtant // dans les veines du cerisier / coulent déjà / des ruisseaux de fleurs.

C’est cette écoute, patiente et attentive du non-dit, qui fait toute la matière de ce livre. Non-dit de l’arbre qui sait bien que le temps et le vent finiront par le jeter à terre, mais qui pourtant continue à se battre // feuille à feuille, à inventer le printemps / jour après jour, à prodiguer son ombre et faire dans ses branches une réserve de lumière / pour la nuit qui viendra. Mais non-dit qui ne cesse de dire, en paroles informulées, que le monde appartient aux oiseaux / au cerisier, que tout le reste n’est que vanité, que ses feuilles qui tremblent / disent la vie qui va. Et qu’il reste essentiel, pour cette relation d’arbre à homme, d’avancer chaque jour de surprise en modestes bonheurs, en révélant un territoire ou une profondeur – au sens le plus concret, au sens matériel, au sens terrestre, terrien même – qu’elle fait exister un peu plus à mesure qu’elle se consolide et qui retombera dans l’ombre derrière elle. Nous laissant, sur la page, les mots qu’y aura sauvés le poète.

Michel Diaz

Quelque part la lumière pleut, lecture de Marie-Claude San Juan

MICHEL DIAZ, Quelque part la lumière pleut, Éditions Alcyone

Recension du recueil publié in Trames nomades, mai 2022

tu savais que le temps se cachait dans le battement de tes cils, mais ne pouvais que demeurer ainsi, et enclos en toi-même, comme un arbre veillant le silence de ses blessures

Michel Diaz, Quelque part la lumière pleut, p. 13 (le titre vient d’un poème de Silvaine Arabo)

on n’écrit rien avec le rien, même en lisant dans son miroir ce vide qui s’étonne, ni rien non plus avec ce qui s’épuise à lutter contre l’ombre

Quelque part la lumière pleut, p. 25

mais surtout j’écoute le vent, j’écoute les murs, j’écoute les âmes

Quelque part la lumière pleut, p. 71

Je regarde d’abord l’encre de Silvaine Arabo qui introduit le livre (juste après un texte avant-signe). Je la regarde avec la même liberté intérieure que celle que j’ai devant les affiches déchirées que je cherche dans le métro, en capturant du regard des fragments pour recréer un autre imaginaire que peut-être personne n’aurait vu. Évidemment, là, nulle affiche déchirée, mais une création pensée, structurée, de l’art.

Cependant je sens que je réinvente peut-être l’œuvre (après tout c’est ce que l’œuvre veut aussi, toujours).

Ivresse des vents, est le titre de l’encre. Et voilà, avant d’être un lieu du livre de Michel Diaz, ce qui prolonge ma lecture de Capter l’indicible de Silvaine Arabo, livre où l’air et le vent font l’épure du réel. Mais dans ce livre de Michel Diaz, ouvert par cette image, dans les dernières pages surtout, celles de l’espoir, épure par l’air et le vent, aussi. Parenté d’univers dans l’exigence du regard et de l’écriture. Pas étonnant que ce livre de l’un soit dédié à l’autre. Par la dédicace, par le titre, par un exergue, par la citation finale et bien sûr avec cette encre.

Alors je regarde encore et reviennent deux vers de Silvaine Arabo… (Capter l’indicible).

Ultime salut au vent 

Et à l’oiseau.

Et des mots de son livre, encore. Jubilationvertige.

Puis deux autres vers d’elle, même recueil…

Ce grand océan cosmique 

Qui nous interpelle sans cesse…

Toujours dans la présence de l’encre qui offre des clés pour lire ensuite au plus juste les pages qui viennent.

C’est cela que je vois dans l’encre, pas étonnée qu’elle soit là. Car l’Ulysse de Michel Diaz était déjà ce voyageur cosmique, dans l’abîme d’une profondeur, interrogeant le destin, les choix, et la bascule toujours possible vers un renoncement, un néant, ou au contraire l’ancrage d’être, démarche métaphysique au-delà des temps (Le verger abandonné, recension à lire ici, lien en fin de note). 

Dans l’encre, serait-ce Ulysse, ce personnage dont l’ombre contemple un gouffre bleu, près d’une sorte de fleur verte géante ? Gouffre de l’infini, car le bleu est sa couleur. Ombres séparées, deux silhouettes sombres, sur une rive ou un bateau, sous un fragment de ciel mauve et un envol d’oiseaux. La solitude des êtres dans les lieux vidés de vie. Mais ayant lu le livre qui suit, je vois aussi la barque de Charon dressé devant l’âme d’un mort et traversant le Styx avec lui. Alors Ulysse est aussi l’auteur écrivant pendant l’hiver du confinement, entendant la litanie quotidienne des morts, et qui évoque les fantômes des êtres perdus, ces inconnus, mais aussi les deuils personnels, ces présences-absences dans une maison. Comment penser nos vies sans penser la mort ?                      Et comment penser le monde tel qu’il est sans penser ce qu’il fait de la mort ? Cela est dans l’encre comme je la perçois, assez riche pour porter tout l’univers des pages de Michel Diaz en même temps que toutes les méditations de Silvaine Arabo.

Je ne peux qu’associer cette encre au logo de la couverture, belle conception de Silvaine Arabo, qui est la marque visuelle de l’édition Alcyone. J’y vois un infini, de la douceur.

Quelque part la lumière pleut.  Magnifique titre, cet emprunt à la poésie de Silvaine Arabo. Thématique commune aux deux auteurs, la lumière. Croire qu’un sens peut émerger, que l’écriture peut faire advenir et transmettre. Ou que, quelque part, cela s’offre si on le déchiffre. La lumière c’est aussi celle qui sourd du mystère de la camera obscura de nos yeux, au profond du regard, et dans la tension entre écrire et être. 

Mais un texte précède l’encre.

La première phrase offre les trois titres des parties du livre.

Dans l’incertain du monde

S’essayer à vivre plus loin

Travailler à l’offrande

Partir du constat, dire l’intention, agir pour un possible horizon.

Superbe texte, entre prose poétique et philosophie. Constat lucide concernant l’état du monde, et élan pour ne pas renoncer, éthique d’une présence agissante, par la conscience dans la création. Dans ce texte je trouve un souffle qui a la force de celui d’Albert Camus dans Noces ou L’Été. Et justement des refus similaires, la même ardeur vitale pour choisir de FAIRE, et un mot commun, qui vient de la même perception d’une nécessité, résister. Recoudre.

Michel Diaz veut (lui et nous, humains) qu’on travaille à recoudre les fêlures de l’âme, et, avec ce qui nous reste de raison… affronter le crépuscule des désastres à venir. Plutôt que d’accepter le désespoir (frôlé dans certains textes…) il choisit d’écrire que rien ne sera perdu dans l’éternité du silence, tant que (…). C’est donc notre choix….

Albert Camus, qui parle du malheur du siècle en refusant lui aussi le désespoir, veut qu’on sache sauver l’esprit, apaiser l’angoisse infinie des âmes libres. Et il écrit que Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste (…). (Les Amandiers, dans L’Été). 

Recoudre. Cela signifie qu’on part de ce qui est, et qu’on fait lien. C’est tisser avec le réel, pas avec des projections mentales. Du concret. Chez les deux auteurs la nature, pour rappeler notre ancrage dans le présent matériel et le voisinage du vivant. Du réel. Camus insiste, au sujet des amandiers de son texte. Ce n’est pas là un symbole. Non, pas un symbole, des arbres vraiment. De même la mer présente dans les deux textes. Pour Albert Camus, c’est le vent qui vient d’elle. Pour Michel Diaz c’est, dans cette page, celle que va rejoindre une rivière. Lui aussi pourrait insister et rappeler que la nature dont il parle, si présente, n’est pas un symbole. Elle est le vrai chemin pour ses pas de marcheur, l’ombre vraie du soir avec ses odeurs et ses sons, l’herbe réelle, des arbres qu’on peut toucher, des pierres qu’on ramasse (il en posait, raconte-t-il, comptant des jours dans notre hiver confiné). 

Ce texte d’avant-signe, qui préfigure la structure et la dynamique du livre entier, sera à lire et relire, pour qui veut saisir la densité de l’ensemble. Afin de s’en imprégner et d’en saisir la beauté. Il contient beaucoup, tant la perte que la joie, le temps, le silence, le visage et l’arbre. Et il inscrit une écriture qui n’appartient qu’à l’univers de Michel Diaz, une densité particulière, un rythme qui contient du silence, posé dans les virgules, dans les espaces entre les brefs paragraphes (pour le temps d’une respiration), et dans les mots qui donnent à voir, par touches légères (rosemésangesarbre…). Car le regard ne se trouve que dans l’immobilité du regard, même en marchant.

Chaque partie a ses exergues. 

Silvaine Arabo pour la première. Cinq vers de Triptyque. Pour inscrire le même regard que celui de l’avant-signe, un constat, et le souffle portant au-delà des douleurs.

Ensuite c’est Léon Bralda, La voix levée (pour un rêve vers un ailleurs autre), et Paul Verlaine, Sagesse (L’espoir …).

Enfin, dernière partie, André Gide, Nouvelles nourritures (le don… l’offrande).

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Dans l’incertain du monde

On ouvre les pages et s’offrent encore des paragraphes brefs, sans majuscules ni points, seulement des virgules pour marquer les espaces intérieurs. Écriture du marcheur qui dessine un chemin, un long couloir de mots où je vois l’image du rouleau de Jack Kerouac (Sur la route), comme si l’horizon d’un voyageur et celui d’un marcheur pouvaient se figurer de la même manière. Mais j’ai en mémoire, aussi, de longs parchemins enroulés, portant des textes sacrés conservés dans des monastères lointains. L’écriture et sa part sacrée, avec ou sans dieux. L’absence des majuscules fait couler doucement un fleuve de phrases, sans angles.

La route de Kerouac c’est une errance, sacrée à sa façon. Celle de Michel Diaz c’est une déambulation, autant intérieure que de pas, un parcours libre avec, comme bagage, le regard, des questions, et, peut-être, carnet et crayon. Les questions, c’est justement ce dont l’auteur dit vouloir créer un nœud coulant qui fera du lecteur inconnu le passager d’un espace de silence de funambule, le réceptacle, en son corps, d’une cicatrice inversée, mémoire d’une brûlure. Ambition, pour l’écriture, d’un pouvoir qui est très loin de la fadeur mièvre.  Une conception de ce que doit être la poésie, le contraire d’une jolie distraction. Conception active de la lecture, faite pour des mains tisonnières capables de chercher la lumière dans les traces du feu qui a brûlé les questions (et les réponses ?) par l’écriture. L’inconnu est aveugle, mais muet aussi. Car pour lire il faut se défaire de son propre regard et de ses propres mots, accepter l’effraction de pensée par les yeux et les mots d’un autre. 

Et effectivement on voit, avec les yeux du poète, traçant un poème-prose, un paysage de feuilles, terre, ciel, et forêt, yeux grands ouverts qui sont les yeux de l’âme.  On est dans un crépuscule d’ombres et étoiles, on entend les voix obscures devinées.

Écriture du temps du confinement, où la réalité extérieure reste cependant violemment présente, un monde toujours en guerre contre les vivants et contre la vie elle-même (…) peu d’horizon à cette absurde conjoncture qu’est le fait d’être né

Il cite Samuel Beckett (… juste avancer) et Michèle Vaucelle (déglutir le monde). Alors il faut écrire, et ce monde le restituer dans le cri. Injonction intérieure, éthique affirmée. Exigence qui croise celle de Jean-Pierre Siméon (La poésie sauvera le monde), quand il définit la poésie comme un acte de conscience aigu en s’appuyant sur Roberto Juarroz, qu’il cite (la poésie… accélérateur de conscience). Ces deux mentions conviennent à la démarche de Michel Diaz, à la brûlure du poème vrai. Et de même ce que dit encore Jean-Pierre Siméon sur la poésie force d’objection empêchant de se détourner du réel tel qu’il est et tel que le livre la poésie. C’est cette vérité du langage qui ne ment pas que propose ce livre, tout en cheminant vers ce lieu où la lumière pleut.

Au bout du réel il y a la mort, celle que pense le guetteur crépusculaire qui écrit, et qui parle de nos peurs, et des impulsions de survie qu’on dresse comme des écrans.  

Ce livre ouvre ses pages, et il renvoie à d’autres chants, tristes ou pas. Au-delà de toute mélancolie il ouvre d’autres livres et entre dans un concerto de poèmes. Pas n’importe lesquels, ceux qui contiennent le feu du duende (Lorca…). Ainsi, le lisant, j’entends, comme en surimpression, le Chant des âmes retrouvées, poème unique qui clôt le livre de François Cheng, ses récits de Quand reviennent les âmes errantes

La mort a eu lieu ; la mort n’est plus, écrit François Cheng.

Et Michel Diaz poursuit sa méditation.

Il est celui qui penche son visage sur la mer (et nous aussi, lisant). Il regarde, écoute, accepte d’entendre les cris de peur, de douleur et de guerre, malgré le bruit des tumultes du monde, bruit  qui les recouvre, masque. Sachant le silence il se lave et nous lave des bruits. Tension d’écriture, dire et les cris et le silence (celui qui permet d’atteindre le centre de la parole essentielle).

J’ai remarqué des reprises de mots sur une même page, toujours en tête des paragraphes. 

Par exemple, tu et peut-être (p.11), deux fois chaque. 

Et, page 17, répétition de celui qui penche son visage sur la mer, deux fois.

Prolongé, page 18, par trois paragraphes commençant par je l’eusse aimé (celui qui…).

Ou ce vent, page 28, deux fois. devant, p.31, trois fois. 

la nuit, tu marches dans toi-même, p.39, deux fois.

tu vis, tout le long de deux pages plus un paragaphe,p.42-43. Anaphore… 

Je pourrais donner deux ou trois autres exemples. Et le dernier, offrande, p.86.

L’effet est rythmique. Ces mots ou bribes de phrases sont comme le battement d’une basse dans une composition musicale, permettant ensuite comme un envol du souffle.

Je relis la page 18 et c’est tout son Ulysse que je retrouve, présence du personnage mythique tel que le voit Michel Diaz dans Le verger abandonné. Solitude libre qui assume tout de ses choix. Ulysse n’est pas nommé ici, pas évoqué. Mais son esprit hante cette page, à cause des étoiles, du corps ployé dans le vide, à cause des vagues, et de cet être, seul parmi les hommes (…) intraduisible et seul (…) unique survivant d’un impossible dire et d’une impensable pensée

Seul comme beaucoup dans ce temps de confinement. 

Et s’il y a le matin, les collines, l’herbe, la terre, l’horizon est vide d’êtres…

Fracture bouleversante, le texte dédié à sa mère. En pleine période d’épidémie et d’enfermement, elle glisse dans l’oubli sans limite. Et il la voit se noyer au fond d’elle-même, puis se perdre, séparée. Texte fort, douleur nue. Là ne viennent pas des échos d’autres textes, ni de lui ni d’un autre. L’émotion surnage, pure, unique. On évoque plutôt des visages. Ce récit éclaire tout ce qui suit. Crépuscule, ciel, oiseau, réel. Même, ou surtout, cette urgence de l’âme dans l’instant mis à nu.

La mort est toujours présente, chaque soir, faucheuse sous forme du galop assourdi d’un cheval, qui peut figurer la litanie des chiffres.

Conscience du temps. Le passé et ses blessures, le futur et son incertitude. La nuit est une île pour le présent. Dans la conscience  du perpétuel inaccomplissement d’être.

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S’essayer à vivre plus loin

ces temps qui nous gouvernent sont comme la misère

Première ligne de la première page de la seconde partie, celle d’une inquiétude dont la dimension est collective, sociale, politique presque.

En écho, une citation de Rilke (p.49).

une clarté crépusculaire est tombée sur le monde (Le livre de la pauvreté et de la mort).

Aux constats tristes opposer l’espoir de l’acte qui répond. Et c’est Patricia Castex Meunier qui sert d’appui à cette ouverture, avec son instinct du tournesol… 

Demeure l’espoir, la nature, et les fulgurances de l’écriture.

Une autre citation, de Catherine Pozzi, accompagne son rappel de la lumière, de l’infini (l’âme est une eau heureuse où tremble l’univers).

retiens-toi de mourir, voici une autre basse rythmique et de sens pour d’autres pages, litanie d’espérance de celui qui sait avoir à accomplir et à marcher encore sur les chemins, regardant les arbres et les oiseaux.

mais surtout j’écoute le vent, j’écoute les murs, j’écoute les âmes

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Travailler à l’offrande 

Offrande… Qui offre ? Quelle offrande, de quoi ? D’abord c’est un accueil offert à ce don qu’est la nature, sa beauté, sa force. Le regard, une acceptation dans la présence à ce réel qui dépoussière l’être de ses inquiétudes, et même des racines des inquiétudes. Accepter l’offrande de ce qui est. S’offrir, soi, à ce qui est.

Et le don majeur, pour qui écrit, c’est le poème, cet acte du « faire », qui crée beauté et sens.

tendre vers (…) cela qui donne raison d’être à l’être.

L’offrande est tout cela, et l’ode au réel.

contre la nuit meurtrière qui pèse sur un monde où erre l’ombre de nos mains défaites

Opposer la présence à ce réel des choses du monde.

Et semer le germe du possible qui mène 

quelque part

où la lumière pleut 

Ainsi les dernières lignes du livre reprennent les mots du poème de Silvaine Arabo qui ont donné le titre.  Structure ternaire des textes (comme trois marches vers un lieu), et structure en boucle qui dit une traversée, partant  d’une intuition et d’un savoir (lumière, sens) à la conscience renforcée de cela, après un parcours où les obstacles et les doutes n’ont pas été occultés. 

LIENS…

SITE de Michel Diaz… https://michel-diaz.com/

Page, éd. Alcyone (ses livres)… https://www.editionsalcyone.fr/441615234

Deux dernières recensions, ses livres, ici… 

Le verger abandonné… http://tramesnomades.hautetfort.com/archive/2021/12/14/le…

Lignes de crête… http://tramesnomades.hautetfort.com/archive/2021/04/17/re…

recension © MC San Juan

Écrit par MCSJuan dans les catégories POÉSIE.poètesRECENSIONS.livres.poésie.citations.©MC.SanJuan | Tags : michel diazquelque part la lumière pleutéditions alcyonealcyonecollection suryasuryasilvaine araboalbert camusjack kerouacjean-pierre siméonfrançois chengduendelorca

Quelque part la lumière pleut, lecture de Pierre Dhainaut

MICHEL DIAZ, Quelque part la lumière pleut, Éditions Alcyone

« Quelque part la lumière pleut » est un grand livre parce qu’il s’agit d’un parcours initiatique, en ses trois parties justement, de « l’incertain » à « l’offrande », et l’auteur s’est départi de l’esprit de conquête pour « s’essayer » ou « travailler ». Sans doute est-ce pour cela qu’il est, malgré tous les obstacles, sans cesse en mouvement. Ce qui caractérise d’un bout à l’autre ce livre, c’est le rythme, le rythme inlassable, constamment renouvelé. Et j’aime que s’il n’y a pas de majuscule au début d’un paragraphe ou d’une phrase, il n’y ait pas non plus de point à leur fin. (Je déteste les points !) Le rythme est fécond, le rythme ne trompe pas, il puise à la source des aspirations profondes de l’auteur.
Mais emporté par ce rythme d’ensemble, vous n’en êtes pas moins aux aguets à chaque instant, ouvert à toutes les surrprises. Je pourrais citer ici de nombreux passages qui m’ont touché : par exemple « celui qui penche son visage sur la mer pour se défaire de lui-même » (pas la peine que j’explique pourquoi) ou bien, plus loin, ce merveilleux « tremblement neigeux qu’une aile de hulotte a laissé sur l’arête du toit »… […]


Pierre Dhainaut

D’ores et déjà, Daniel Martinez

D’ores et déjà

Daniel Martinez

Editions Les Deux Siciles, 2021

Chronique publiée sur le site Diérèse et les Deux Siciles (11/03/2022)

Cinq sections, proses poétiques et vers, composent ce recueil dont il faut pénétrer la matière dense pour en saisir l’architecture et en comprendre la portée, car ce qui s’y joue relève tout autant de la vie intérieure de leur auteur que de la vie multiple et foisonnante qui nous cerne, anonyme parfois, souvent invisible. Relève tout autant encore de ce qui fait racines dans le perpétuel étonnement du vivre que dans le désarroi où nous plonge le fait d’être au monde. Aussi est-ce le souffle d’un incessant questionnement qui, de page en page, conduit cette démarche d’écriture, tout irriguée d’élan vital et animée de cet esprit, sensible et attentif à tout, qui puise à la ressource d’une force essentielle où toujours tout renaît des tensions outrepassées / quête longue / errance dans le bleu de l’oubli / que n’effleure pas même la pesanteur ou encore trame inlassable / (où) choses et lieux aimés / exhaussent la moindre faille du songe.

Texte lyrique, ce recueil l’est sans aucun doute, où la beauté concrète du réel sensible se mêle à l’imaginal poétique, donnant rythme et couleurs à un chant qui ne peut laisser place qu’à l’adhésion aux êtres et aux choses, et à leur exaltante acceptation qui ne peut que s’épanouir dans la célébration du miracle de « l’être-là »: Beauté du Désir lieu de tout désir / source des sens / et de l’exactitude cosmique / en deçà des mots / à même le bleu des gestes / leurs pans mouvants / l’être se compose / dans le passé présent.

Car Daniel Martinez, homme de poésie, qui arpente depuis longtemps les territoires de la langue, est aussi un homme du monde. Dans le sens où l’on désigne celui qui du monde fait sa demeure, en épouse l’universel et en adopte tous les règnes, qui aussi de sa langue « fait monde ».

Et le monde est d’abord « espace », à découvrir géographiquement, dans ses proches ou ses lointains, affectivement familiers ou plus exotiques, sous les différents aspects des êtres qui les peuplent et des paysages qui les accueillent. Il n’est donc pas très étonnant que ce dernier opus, D’ores et déjà, s’ouvre par une section intitulée L’esprit voyageur, qui évoque l’Inde, la Chine, la Tunisie, et se termine par une autre, Bestiaire, comme éloges du guépard saharien, du fennec ou du sanglier, dont la dernière page, souvenir d’enfance envahi de mouches-scorpions, nous conduit sur l’île de Djerba. Boucle en quelque sorte bouclée, il aura fallu au poète un recueil pour faire le tour de ce monde, nous faisant partager quelques-uns de ses points de repères, et pour tenter de faire, bien plus aventureusement encore, le tour de son monde, à savoir de lui-même.

Les pays visités, plus haut nommés, sont évoqués dans des textes, proses et vers mêlés, qui s’apparentent à un journal de voyage, traversés par des tentations descriptives, des fragments d’anecdotes parfois et de brefs rappels historiques, des courtes notations à caractère quasi sociologiques, mais font la part belle surtout à des séries d’images, poussière de pollen (Chèvres qui broutent je ne sais quoi, sur le toit d’une maison à Jaipur. […] Chargés de briques pour la construction, des ânes, en peine.), qui se succèdent comme en un diaporama se déroulent des images qui ont imprimé le regard, de façon fulgurante, sans souci d’ordre ni de hiérarchie, mais dans l’urgence d’une continuité physique, comme les pierres dévalent d’un pierrier, ou d’une continuité intérieure, nécessaire pour appréhender l’incessant mouvement de la vie dans le temps et sa perpétuelle nouveauté. La poésie est là, dans ces premières pages, mais sans volonté apparente de l’être, car le poète doit d’abord accueillir ce qui se présente, que cela soit une image seulement pittoresque ou une autre qui provoque son émotion, ou telle autre qui magnifie le présent à l’instant du regard, telle autre encore qui dirait ce cheminement dans le vent et la lumière, la tranquille inquiétude de l’aube ou du crépuscule, ces lisières du temps comme de la pensée où nous sommes conviés à étreindre en nous, sous le soleil intérieur des choses, les quelques mots dont nous disposons : Sentir, vouloir, concevoir… et muette entente avec ce qui n’a pas encore été nommé – dans l’après-midi immobile, sa syllabe interminable. //Le nom des choses entre nous pour que nous puissions en sentir la présence. Les reconnaître, de la manière.

Bestiaire nous invite à lire une série de textes consacrés à divers animaux, du gypaète barbu au scorpion, en passant par le Saint-Pierre ou la libellule. Mais aussi près qu’il veuille se trouver pour nous faire entrer dans l’intimité de ces créatures, le poète se tient toujours au seuil de ce mystère qu’est, bien plus que celle, humaine, l’existence de l’altérité animale. La regardant, la décrivant, respectueux de la distance irréductible qui nous en sépare à jamais, il se fait « recueilleur » de ces signes par lesquels, si nous le voulons, nous pouvons retrouver dans la présence de ces êtres, nos impressions premières (…) de l’univers originel, et par là, par-delà tout langage qui nous en a à jamais séparés, les refaire entrer en fraternité. Mais que dire pourtant de la « sauvagerie » de tous ces autres habitants du monde, si loin, si proches ? Le sanglier fait son domaine de l’infini forestier, le gypaète s’empare de la carcasse d’un jeune chamois pour briser les os qui le nourriront, le fennec projette ses griffes, mâchoire grand ouverte / pour foudroyer la proie élue et la dépecer, le guépard frappera d’un coup à pleine gorge / la gazelle Dorcas… Si la métamorphose de la libellule, de larve aveugle en signet d’écume posé / sur une tige de menthe est l’une des merveilles que nous propose la nature, la plupart des autres poèmes de cette section se chargent de nous rappeler que les bêtes sont les figures de la nature, / qui se moque bien de nos sentiments / quand elle est fidèle toujours / aux temps anciens / où l’histoire n’avait cure / du vernis de la culture.

« L’envers des maux », deuxième section du recueil, que l’on pourrait tout aussi bien entendre comme envers des mots, nous propose une série de poèmes où l’être ici et maintenant du poète se double d’une réflexion sur cette part obscure qui nous habite dans la profondeur de l’être, et que nous devons travailler à connaître pour mieux regarder la lumière. Pour cela, accepter aussi cette part d’incompréhensible à l’ombre impénétrable, là même où s’est enfuie celle / qui m’a donné le jour / a pris la nuit pour elle / sans rien m’en laisser. Car aurevers des mots, il y a d’abord cet « effroi » que la poésie seule permet d’approcher, sinon d’apprivoiser par ce pacte qu’elle a conclu avec l’universel de notre condition et notre précarité d’existants, soumission impuissante au temps et à la perte, à l’oubli et à l’impérieuse nécessité d’entretenir en nous les braises qui feront flamme du miracle d’appartenir à ces instants du monde, corolles de la réalité / allumeuses de lumière. Saisir le sens de ces instants et les regarder au moment exact de leur saisissement, c’est ce que la poésie de Daniel Martinez nous invite à faire, dans une élévation de la conscience où nous reconnaissons la trace du sacré, c’est-à-dire ce qui déborde toutes choses matérielles. Car le regard, dont le rôle est si important dans sa poésie, appelle constamment à son dépassement et à un au-delà qui interroge la mémoire, questionne la frontière entre ce que nous donne à voir le réel sensible et ce qui, entre présence et perte, disparition et réminiscence, n’offre pas seulement le lot de la consolation, mais ce chant primordial si nécessaire aux égarés que nous sommes sur ces chemins auxquels le fait de vivre nous condamne. Puisque aussi, habitants de la Terre, nous sommes les composantes d’une histoire / malmenée / depuis la Nuit des temps. Et, en effet, guerres et violences qui n’auront jamais eu de trêve, continuent de descendre le cours de ce fleuve intranquille tourmenté de terribles remous qui ont mis l’amour à genoux, ont écorché la pierre / et ruiné / ce siècle de mauvais aloi / où l’intensité de l’ombre / passerait pour l’équipage du jour.

Et Daniel Martinez sait bien la vitale nécessité de regarder, de lire et d’écrire le monde en poète pour mieux maîtriser cet effroi primordial et se confronter au malheur des siècles. Pour ajouter à l’inquiétude existentielle et au clair-obscur de l’époque ces brefs éclats de projecteur, et susciter du bout des doigts entre les signes déjà chus / ce plaisir inconscient / des sèves silencieuses // mais lié soit-il au plus vif / de notre volonté à être / celle de la poésie même / prise dans l’espace / du moment fondateur. Car l’affrontement avec la ténèbre qui nous habite et nous assiège du dehors, permet d’ouvrir à la parole poétique, traînée d’air, un chemin de plus vivre clarté qui dissiperait quelque peu l’hostilité du monde et l’opacité du vécu, pour que jamais il ne faille donner prise / à la pierraille sèche / aux peaux mortes / & terres pauvres // mais retrouver / cette chaleur qui tend la peau / entre les os fragiles de la main / la perception du beau.

La section Voisinages, troisième du recueil, convoque tour à tour des noms d’écrivains et poètes, d’artistes, musicien ou peintre… Ceux-là portent la même intention que l’auteur du recueil, renverser le regard en provoquant la force d’un faire créateur qui bouscule et défait l’apparence de notre ordre des choses, en y introduisant, comme repuisés à la source, la primitivité de la couleur, la pureté des lignes mélodiques ou le questionnement de l’énigme de l’être. Ainsi de Rothko, de Satie ou de Keats… Ici encore se fait jour, à travers eux, comme un appel des temps premiers, nostalgie de ces temps d’innocence et d’intacte ferveur, créatrice où la langue des roseaux était celle des premiers mots et où les premiers gestes caressaient le feu, où la main s’essayait, sur la paroi rocheuse, à traduire les formes du monde.

Ce sont là des poèmes où se détachent quelques vers, frappés comme des aphorismes, coups aux portes du cœur et miel de la pensée, posés comme des traces sur le blanc initial de la page ou des pas sur le sable, et qui dessinent de l’auteur une vaste carte de l’être.

De Novalis alors : Nul or à dire mais / délestées des mots pleurs / les pulsations d’un jardin secret / libre de se mouvoir en toi. Ou d’Edgard Poe : vois // comme l’aurore aux yeux neigeux / dévoile la pure mélancolie de l’air / saisit l’esprit et partout s’étend. Ou encore de Saint-Amant : fine demeure de la langue / et la rumeur des sangs / quand seul le temps / situe l’ultime réalité / que ne détermine plus / le proche du lointain. Et de Sophie Podolski : Simple chanson filet de voix / dans le royaume du multiple / cherchant son sens et son objet / lignes floues offertes là.

Ces vers, où se condense une pensée grâce à laquelle le poète nous invite aussi à méditer sur l’expérience poétique existentielle de chacun et à nous regarder dans le miroir des mots, à ne pas nous détourner de l’ombre qui nous menace et à interroger les arcanes du monde, peuvent nous renvoyer à certains vers de René Char, ceux qui exploitent mêmement la forme aphoristique, ou peut-être aussi à des réflexions aux accents pascaliens. Ainsi de Tchouang Tseu : l’haleine des blés / dessus la terre qu’étourdit / le langage absolu des choses. De Gu Chang : vers acérés qui te paraissent / façonner des ombres / où les pupilles seraient / graines de mémoire // sifflets d’herbes / où jeunit la mort. Ou deRobert Walser : Vienne le cri flûté d’un oiseau / compter légères les secondes reines / qui précèdent la fin.

On goûte dans ces mots la ressource d’un absolu, et la poésie de Daniel Martinez devient révélation en des phrases d’où nous monte à l’âme une effusion d’ordre spirituel.

La quatrième section du recueil, Lyriques, la plus courte, si justement intitulée, déploie de longues vagues successives d’images où s’incante une voix qui porte haut le chant du monde comme monte un chant primordial. En effet, dans ces vers, face au temps qui s’émiette / et couve sous l’usure, et même si bientôt vont s’éteindre les lumières, se lève la musique large d’une célébration où se mêlent les senteurs de la nuit l’odeur des racines / et le corps moelleux de la terre. Il s’agit moins, dans ces poèmes, de la « quête du poète » qui est l’affaire, dans ses différents aspects, de tout le reste du recueil, mais pour lui, à cet instant-là, à l’acmé de son écriture, de s’offrir tout entier à «l’accueil » de la plénitude de tout ce qui est, dans une parole qui brûle de ses propres mots comme une branche est dans le feu. Les vents de mer, ses odeurs qui chatoient, le soleil qui frappe le carreau, le jeu des chaleurs, l’ombre lumineuse, les envols et atterrissages de nuages d’oiseaux, le singulier frémissement d’insectes et de résines mêlées, le désir propagé dans l’extrême somptuosité du bonheur composent dans ces pages un hymne à la lumière patiemment conquise et à la vie, quand la peau du monde même est comme un gonflement de voile au loin. Incantation panthéiste, invocation au monde et au don de la vie sans réserve, au vertige qu’elle ouvre dans la chambre de l’âme, élévation et tournoiement spirituels qui ne peuvent que nous faire penser aux derniers vers du Cimetière marin et à son injonction: « Le vent se lève… ! Il faut tenter de vivre ! / L’air immense ouvre et referme mon livre… ».

Une odeur de corps et d’herbe passe, écrit le poète, ne dites rien laissez tourner autour / la mort invisible le silence plus vide. Et plus loin, il ajoute : non ne dites rien d’autre / que la cendre claire / dans l’entre-deux du jour. Ces pages somptueuses où le parti lyrique de Daniel Martinez rejoint celui, incandescent, de la poétique de Saint-John Perse, nous offrent de bien précieux moments de lecture où l’hymne à la beauté concrète se mêle à une aspiration de nature on dirait mystique, dans un espace de parole, exaltant et libre, où ne poser le pied qu’à peine, celui d’une joie du cœur, délivré un instant du désarroi et du doute, et que l’on ne peut appeler qu’Amour.

Ainsi s’éclaire et revêt tout son sens le titre de ce recueil. Et ainsi voulons-nos le lire : dans les turbulences qui font les jours pauvres que nous traversons, en ces temps de menaces qui pèsent sur la condition humaine et celle du vivant, tout cela qui compose un paysage de désastres, crépusculaire et douloureux, il nous faut d’ores et déjà réinventer le cœur, son opiniâtre battement, comme il nous faudrait travailler, en urgence et lucidité, pour les temps à venir et dans le miracle du monde, à ne laisser / paraître que le fuyant délice d’avoir reconnu / pour tel le signe de l’inassouvissement. Il serait temps, d’ores et déjà, que les mots des poètes fassent demeure pour la clarté féconde dont ce présent recueil tâche de conserver la flamme, « d’en garder le souffle initial autant que la mémoire » (in 4ème de couverture).

Michel Diaz, 01/03/2022 (Île de Ré)